Elle s’appelait Jana. Elle venait d’avoir 13 ans. Elle est morte à Gaza de malnutrition et par manque de soins médicaux en attendant le feu vert d’Ottawa pour être évacuée d’urgence et rejoindre sa famille à Montréal. Un feu vert qui a finalement été obtenu deux semaines après sa mort.

Devant moi, dans les locaux de La Presse, sa mère, Samar Alkhdour, une tristesse insondable dans les yeux.

« Ce qui est tragique, c’est que nous étions si près du but… Nous étions sur le point de la faire sortir de Gaza », souffle-t-elle.

PHOTO FOURNIE PAR SAMAR ALKHDOUR

La fille de Samar Alkhdour, Jana, morte le 8 janvier 2024 à Gaza, cinq jours après son 13e anniversaire.  

Jana, qui était atteinte de paralysie cérébrale, est morte le 8 janvier à l’église Sainte-Famille de Gaza où, avec d’autres personnes handicapées, elle avait trouvé refuge. Sa mère, réfugiée palestinienne de 38 ans qui remuait ciel et terre depuis des années pour sauver la vie de sa fille, est atterrée, mais tente de n’en laisser rien paraître.

« C’est comme si tout était gelé en moi. Je dois continuer ma vie comme si elle était normale, afficher un sourire sur mon visage, m’occuper de mes enfants et de mon travail, avancer avec ce mélange de colère et de tristesse qui m’habite. »

De Jana, elle évoque avant tout le souvenir d’une enfant souriante. « Elle faisait toujours un grand sourire quand elle entendait ma voix. C’est quelque chose qu’elle faisait aussi quand nous étions à Gaza. Compte tenu de son handicap qui faisait en sorte qu’elle ne parlait pas, c’était ma façon de voir, même à distance, qu’elle recevait tout l’amour dont elle avait besoin. »

Dans l’enfer de Gaza, Jana avait plus que jamais besoin d’amour, raconte sa mère.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Samar Alkhdour

J’espérais qu’elle puisse revenir se lover dans mes bras et avoir tout l’amour qu’elle méritait. Mais elle n’a pas eu cette chance…

Samar Alkhdour, mère de Jana

Pour Samar, la tragédie de cette enfant adorée qu’elle ne pourra plus jamais serrer dans ses bras était évitable. Elle devrait servir d’enseignement.

« J’aimerais juste [qu’elle ne soit pas morte] en vain. »

Accablée par le pire deuil que puisse vivre une mère, rongée par l’inquiétude pour ses proches à Gaza, Samar n’avait aucune envie d’étaler sa douleur sur la place publique. Depuis la mort de sa fille, elle a refusé toutes les demandes d’entrevue. Elle n’a pas eu le temps de vivre son deuil.

Si elle a accepté de me rencontrer, c’est dans l’espoir que son histoire d’une tristesse et d’une injustice infinies puisse secouer l’indifférence, faire pression sur le gouvernement canadien et contribuer à sauver des vies palestiniennes. Dans l’espoir aussi qu’après avoir perdu sa fille Jana, l’histoire ne se répète pas pour sa sœur Siham et sa famille qu’elle tente aussi de faire sortir de l’enfer de Gaza.

Brillante boursière Fulbright qui travaillait à la défense des droits de la personne à Gaza, Samar a fait une maîtrise en développement international avant de demander l’asile au Canada en 2019 et de l’obtenir en 2021. Travailleuse communautaire, elle vit à Verdun avec son mari et leurs deux plus jeunes enfants après avoir suivi avec succès des cours de francisation.

PHOTO FOURNIE PAR SAMAR ALKHDOUR

Samar Alkhdour, son mari et leurs deux plus jeunes enfants vivent à Montréal depuis 2019. Ils ont obtenu le statut de réfugiés au Canada en 2021.

Malheureusement, pour toutes sortes de raisons complexes liées notamment au blocus de Gaza, sa fille aînée Jana n’a pas pu prendre la route de l’exil de Gaza en même temps que les autres membres de sa famille. Vu sa situation de handicap et des complications de son état de santé, il aurait fallu qu’elle ait un transport en ambulance de Gaza jusqu’en Égypte, ce qui s’est révélé impossible au moment de la fuite de la famille.

Les parents ont alors dû se résigner à confier Jana à leur famille à Gaza en attendant de trouver un moyen de la faire sortir de là. Ils se sont promis de faire tout en leur possible pour la retrouver rapidement une fois leur statut de réfugié obtenu au Canada.

Mais voilà, pour parrainer Jana, il fallait d’abord que la famille, une fois sa demande d’asile acceptée au Canada, obtienne sa résidence permanence. Aussitôt que possible, Samar s’est empressée de faire les démarches nécessaires pour y arriver. Mais comme tant d’autres réfugiés et immigrants dans la même situation, elle s’est heurtée à la lente et froide bureaucratie d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).

Dès le printemps 2022, à défaut de pouvoir parler à un être humain à IRCC pour que le dossier de sa fille handicapée soit traité de façon prioritaire pour des raisons humanitaires, Samar a demandé l’aide de son député fédéral, David Lametti.

Je n’ai pas des mots pour exprimer ma souffrance d’être éloignée de mon aînée et prunelle de mes yeux.

Samar Alkhdour, dans une lettre au député David Lametti, en avril 2022

Les pressions de Samar ont fini par faire bouger les choses ces derniers mois, après l’offensive israélienne qui a suivi les attaques du Hamas du 7 octobre 2023. Après des années de démarches acharnées auprès du gouvernement canadien, l’espoir de revoir sa fille semblait enfin à portée de main.

Ces derniers temps, Jana avait été confiée à des sœurs missionnaires de l’église de la Sainte-Famille à Gaza qui tentaient dans des conditions de plus en plus insoutenables de veiller sur des personnes handicapées parmi les plus vulnérables de la ville de Gaza en plus d’accueillir des familles de toutes confessions.

« J’ai recommandé à mon beau-frère Hassan et à ma belle-sœur Mariam qui s’occupaient de Jana de l’emmener à l’église, en pensant que ce serait un lieu plus sûr pour elle », raconte Samar.

Le malheur, c’est qu’il n’y a pas de lieu sûr à Gaza. Il n’y a pas que les tirs et les bombes qui tuent des enfants. La famine, les conditions sanitaires intenables et le manque de soins médicaux tuent aussi.

« Il n’y a pas assez de nourriture pour tous. Et comme Jana, à cause de son handicap, ne pouvait manger que des compotes, ça compliquait les choses. » Elle avait aussi besoin de médicaments pour l’épilepsie qu’il était impossible d’obtenir.

Malgré tout, le 1er décembre dernier, Samar a eu un sursaut d’espoir quand, en pleine nuit, son téléphone a sonné. C’était SOS Affaires mondiales Canada.

« On m’a dit : “Votre fille a eu l’autorisation de quitter Gaza. Votre belle-sœur, aussi. Mais pas votre beau-frère”… »

Comme Jana, lourdement handicapée et incapable de marcher, avait besoin des deux accompagnateurs qui veillaient déjà sur elle pour faire le long voyage de Gaza au Canada en passant par l’Égypte, il fallait donc patienter encore.

L’attente s’est révélée funeste. Le 22 janvier, lorsque le beau-frère accompagnateur a finalement obtenu l’autorisation de quitter Gaza avec sa nièce, il était trop tard. Jana était déjà enterrée depuis deux semaines dans l’enceinte de l’église qui fut son dernier refuge.

Sauver d’autres vies

Après avoir perdu sa fille, Samar espère qu’elle pourra sauver la vie de sa sœur et de sa petite famille, coincées à Gaza comme d’autres membres de sa famille.

Au lendemain de la mort de Jana, dans le cadre des mesures spéciales lancées le 9 janvier par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) pour que des Palestiniens coincés à Gaza puissent retrouver leurs proches au Canada, Samar a déposé une demande de visa de résidence temporaire pour accueillir à Montréal sa sœur Siham, son mari et leurs deux enfants.

PHOTO FOURNIE PAR SAMAR ALKHDOUR

La sœur de Samar, Siham Alkhdour, son mari, Mohammed Albhaisi, et leurs enfants, Hamza, 8 ans, et Shams, 7 ans. La famille est toujours coincée à Gaza.

Pour l’heure, elle craint que sa demande n’ait été rejetée, n’ayant pas reçu le code de confirmation envoyé par IRCC aux demandeurs dont le dossier est en traitement. En principe, seuls les citoyens canadiens ou les résidents permanents peuvent demander un visa temporaire pour leurs proches pris à Gaza. Or, en dépit de toutes ses démarches, Samar est toujours en attente de son statut de résidence permanente.

Dans un contexte où j’ai perdu ma fille, est-ce que ma demande pourrait être traitée de façon urgente ? La tragédie va-t-elle se répéter une deuxième fois ?

Samar Alkhdour

Dans un monde idéal, Samar aurait aimé tenter de sauver la vie de tous ses proches. Mais les coûts sont trop élevés et ses moyens de travailleuse communautaire, trop modestes.

Alors que les Ukrainiens accueillis dans le cadre du généreux programme d’urgence mis en place par Ottawa étaient exemptés des coûts du visa et bénéficiaient d’un traitement privilégié, il n’y a ni exemption ni traitement privilégié pour les Palestiniens fuyant Gaza. Chaque famille doit se débrouiller par ses propres moyens pour sortir ses proches de Gaza et les soutenir financièrement durant leur première année au Canada.

967

Nombre de demandes de visa de résidence temporaire en traitement pour des Gazaouis ayant de la famille au Canada

936 293

Nombre de visas d’urgence temporaires délivrés depuis mars 2022 aux Ukrainiens

Source : IRCC

Dans un contexte où, comme le rapportait récemment Le Monde, la sortie de Gaza est plus que jamais un « racket » à prix exorbitant, les frais de passage de Gaza vers l’Égypte peuvent facilement s’élever à plus de 7000 $ US par personne1. Si on ajoute les frais d’hébergement en Égypte et les billets d’avion pour le Canada, les obstacles financiers sont énormes.

Comme bien des Palestiniens installés au Canada désirant sauver la vie de leurs proches, Samar a dû lancer une campagne de sociofinancement sur GoFundMe. Pour l’heure, grâce à la générosité de gens qui ont été touchés par son combat, elle a récolté plus de 8800 $. « Pour le moment, ça couvre le voyage d’une seule personne », souligne-t-elle.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Samar Alkhdour et son tableau qui fait le décompte des Palestiniens morts à Gaza depuis le 7 octobre

Sur le sac à dos rose qu’elle trimballe sur ses épaules dans les rues de Montréal, Samar a fixé un tableau qui fait le décompte jour après jour des Palestiniens morts à Gaza depuis le 7 octobre. C’est sa façon de conscientiser les passants et de se sentir un peu moins impuissante devant la tragédie.

« Je ne demande à personne de prendre parti. Mais j’aimerais encourager les gens à lire par eux-mêmes et à creuser davantage en se fiant à des sources crédibles pour en apprendre davantage sur la lutte des Palestiniens. »

Après 117 jours de guerre, on en est à plus de 26 000 morts, indique son tableau funeste. Samar aimerait que l’on se rappelle que ce sont des êtres humains comme sa fille Jana, pas des statistiques. Elle aimerait que le fardeau d’autant de souffrance ne repose pas sur les seules épaules des Palestiniens en deuil.

1. Lisez l’article du Monde 

Des décisions n’ont pas été prises à temps, dit Lametti

Appelé à commenter l’histoire crève-cœur de Jana, morte à Gaza en attendant le feu vert d’Ottawa, le député sortant David Lametti, qui vient de quitter la vie politique, dit que son équipe et lui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour la famille de sa circonscription qui a fait appel à son aide.

« Mais on a été honnêtes : faire sortir une personne d’une zone de guerre est hors de la portée d’un député. […] Je crains que notre honnêteté ait été interprétée comme un manque de volonté, ce qui n’est pas le cas. »

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

David Lametti, alors ministre libéral, en mai 2021

Le bureau du député était en contact avec Immigration Canada et Affaires mondiales Canada, les deux ministères dont relèvent ces demandes. Mais dans les deux ministères, « des décisions n’ont pas été prises à temps », indique M. Lametti.

La situation est complexe, précise-t-il. « Le Canada ne contrôle pas les frontières de Gaza. […] On a vraiment fait ce qu’on pouvait faire, et c’est tragique. »

J’ai demandé à Immigration Canada et à Affaires mondiales Canada comment on justifiait ce temps d’attente mortel pour une enfant handicapée dont la vie aurait pu être sauvée bien avant la présente guerre à Gaza. N’est-ce pas un cas qui aurait justifié un traitement accéléré pour des raisons humanitaires ?

Au moment d’écrire ces lignes, je n’avais reçu aucune réponse.