« J’ai peur », ne cesse de répéter Rivka à la journaliste du Monde qui l’interroge. Attablée au premier étage d’un café discret, la jeune femme « jette aux rares clients présents des regards fébriles ». Elle a failli ne pas venir au rendez-vous, craignant un piège. « Elle consulte nerveusement son téléphone gardé à portée de main : elle confie craindre à tout instant de recevoir un message d’alerte lui indiquant que l’établissement de sa fille a été visé. »

C’est ainsi que Le Monde plante le décor d’un reportage, aussi alarmant que consternant, publié samedi dans sa section magazine. La scène oppressante qu’il décrit en ouverture se passe non pas dans un café de Kyiv ou de Khartoum mais… du Plateau Mont-Royal, à Montréal !

Un chouïa exagéré, dites-vous ? Attendez la suite. Ça ne s’arrange pas.

Selon ce reportage, « les Français juifs de Montréal sont en état de sidération », rien de moins. Pour en arriver à cette conclusion péremptoire, la journaliste, Hélène Jouan, a donné la parole à six Français juifs qui « pensaient avoir trouvé un refuge où poser définitivement leurs valises, un abri sûr pour se protéger de l’antisémitisme qu’ils avaient fui en quittant l’Hexagone ». Or, l’embrasement au Proche-Orient a détruit leurs illusions.

Ainsi, Yaël, une autre mère de famille, témoigne : « Quand je croise dans la rue, avec mon enfant dans les bras, un homme avec un keffieh ou une femme voilée, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’ils nous feraient s’ils savaient. »

Il y a aussi Julia, une avocate de 29 ans qui, depuis les massacres du 7 octobre en Israël, « vit quasiment recluse dans sa maison de l’ouest de l’île, rapporte Le Monde. La jeune mère de famille est aux aguets lorsqu’elle fait ses courses dans les rayons casher de son supermarché ». Elle a renoncé à aller à la synagogue, « de crainte de croiser des manifestants propalestiniens brandissant leurs pancartes où Israël est assimilé à l’Allemagne nazie ».

De toute évidence, cela constituerait une expérience pénible. On n’assimile pas une nation entière à l’Allemagne nazie. Par respect pour cette nation et pour les victimes de la Shoah, ça ne se fait pas. Tout le monde sait ça, sauf peut-être une poignée de manifestants crinqués et… Le Monde, qui conclut son reportage par une citation proprement sidérante.

Au bout d’un texte de plus de 3000 mots où Montréal est dépeint comme une ville où il ne fait vraiment, mais alors là vraiment pas bon vivre pour un juif, Yaël confie songer à quitter la métropole avant qu’il ne soit trop tard : « On m’a toujours dit que les juifs allemands étaient restés en Allemagne, car ils pensaient que la société allemande, à laquelle ils étaient intégrés, les soutiendrait. Aujourd’hui, au Québec, nous sommes à l’heure du choix, il n’y aura pas de retour en arrière possible. »

D’habitude, le Québec bashing, ça vient du Canada anglais. Des États-Unis, parfois, aussi.

Les médias français nous sont généralement plus sympathiques. Souvent, quand ils ne savent pas trop ce qu’ils disent, ils nous idéalisent. Les grands espaces, ma cabane au Canada et tout le tralala. Je ris encore du portrait surréaliste de Ricardo Larrivée en « gentleman-trappeur » dans le magazine Elle. Un peu plus et le sirop d’érable lui coulait dans les veines.

Peut-être les six Français interrogés pour le reportage du Monde ont-ils lu ces articles bourrés de clichés avant de choisir d’immigrer au Québec. Peut-être s’attendaient-ils à un paradis enneigé où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Peut-être se sont-ils butés à une réalité beaucoup moins enchanteresse.

Il est vrai que deux écoles juives montréalaises ont essuyé des coups de feu, en pleine nuit et sans faire de blessés, peu après le déclenchement de la guerre entre Israël et le Hamas. Vrai, aussi, qu’il y a eu une recrudescence des crimes haineux ciblant les juifs et les musulmans dans la métropole. Montréal n’est pas immunisé contre la haine, mais il est loin d’être la seule ville du monde où le conflit a ravivé les tensions intercommunautaires.

Les choses se sont calmées mais, au plus fort des tensions, certains membres de la communauté juive montréalaise pouvaient très certainement être inquiets, ou même avoir peur. Je ne dis pas le contraire. Je regrette cependant que Le Monde n’ait cru bon donner la parole qu’à des interlocuteurs qui partagent une vision terriblement alarmiste de ce qui se passe dans la métropole.

Sur les 90 000 juifs de Montréal, il me semble qu’il aurait pu en trouver quelques-uns (et même beaucoup) qui considèrent cette ville ouverte, accueillante et très largement pacifique.

En noircissant à ce point le portrait, la journaliste a gâché son sujet, qui aurait mérité beaucoup plus d’équilibre et de délicatesse. Tout ce qui est excessif est insignifiant.

Le reportage soutient par ailleurs que la « Belle Province » n’a pas attendu l’arrivée massive d’immigrants francophones d’Afrique du Nord « pour se laisser aller à ses penchants nauséabonds ».

Il nous rappelle que, dans Le monde de Barney, Mordecai Richler faisait le portrait de ces « “Québécois de vieille souche” qui, biberonnés aux éditoriaux antisémites de la presse d’avant-guerre, […] “flirtaient avec le fascisme et défilaient en 1942 sur le boulevard Saint-Laurent à Montréal, en cassant les vitrines des magasins juifs et en scandant : à mort !” ».

Voilà une intéressante mise en abyme. Dans un reportage où l’on s’essaie au Québec bashing à la française, on cite – apparemment sans s’en rendre compte – l’un des plus grands maîtres de cet art ancien. Qui a oublié ce texte du New Yorker, publié à la veille du référendum de 1995, dans lequel l’écrivain montréalais déplorait le « climat de nettoyage ethnique subtil et non violent » qui avait poussé des milliers d’anglophones à l’exode ?

Non, vraiment, le Québec bashing est un art qui ne se perd pas. La semaine dernière encore, Tucker Carlson, ancien présentateur-vedette de Fox News, a lancé que Montréal avait été « nettoyé » de son héritage anglophone. « En l’espace d’une génération, tout ça est parti, ils ont été chassés. »

On s’attend à des énormités pareilles de la part de ce polémiste. Le Monde nous a habitués à mieux.

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