Janvier 1971. Mon frère Bertrand, son ami Ronald et moi allons au Salon de l’auto, en autobus et en métro. Pas par souci environnemental. On ne connaît même pas le mot. C’est tout simplement parce que mon père n’a pas voulu passer son Impala au frérot, qui vient d’avoir son permis. Mon père est un homme extrêmement prudent. Pour lui, la meilleure façon d’éviter les accidents, c’est de ne pas se servir de sa voiture. Valérie Plante aurait aimé mon père.

On arrive à la Place Bonaventure. Il y a du monde ! C’est le premier gros évènement, à Montréal, de la nouvelle année. Les journaux ont tous des cahiers spéciaux à ce propos. La ville est gros chars. Moi, ce n’est pas le buzz qui m’attire là, c’est mon frère. Bertrand aime les autos. Et moi, j’aime les autos parce que j’aime mon frère.

Il y a des véhicules motorisés plein le plancher. Une énorme Chrysler New Yorker, une immense Ford Ranchero GT, une superbe De Tomaso Pantara, une spacieuse Mercury Cougar, une belle québécoise Manic GT, la Porsche 917 de Steve McQueen, dans les 24 heures du Mans. Elles sont toutes là, au ras du sol. Et c’est ça le problème pour les voir, il faut une vue en plongée. Il faut être grand. J’ai 11 ans et je suis plutôt petit. Mon frère m’offre de me hisser sur ses épaules. J’hésite. Je n’ai plus l’âge d’être porté comme un bébé. Mais si je refuse, je ne serai pas allé au Salon de l’auto, mais au Salon du manteau. C’est tout ce que je vois, les manteaux des gens devant moi. J’accepte. Et je contemple toutes ces rutilantes polluantes. Personne ne pense aux émanations de gaz, à cette époque. La planète est un show de boucane.

Les plus fidèles de mes lectrices et lecteurs se rappelleront que j’ai raconté cette visite, avec de multiples détails, il y a exactement 10 ans, dans ces pages. Si je vous l’ai résumée, ce matin, c’est parce qu’il y a une deuxième partie. C’était une mise en contexte.

Cinquante ans plus tard, je suis retourné au Salon de l’auto, dimanche dernier. Ça vous surprend ? Je comprends. La game a changé. Le monde ne tourne plus autour des voitures. Ce sont plutôt les voitures qui tournent autour du monde, pour se trouver une place de stationnement.

Les chevaux-moteurs sont des animaux en voie de disparition. La ville n’est plus gros chars. La ville est vélo. Quels étaient les deux premiers achats de l’humain du siècle dernier ? Une auto et une télé. L’humain du nouveau siècle n’achète ni l’un ni l’autre. L’humain du nouveau siècle regarde TikTok sur son téléphone, en déambulant en trottinette électrique. Le Salon de la trottinette électrique, c’est pour quand ?

Est-ce une nostalgie de baby-vroomer qui me pousse à me rendre au Palais des congrès pour admirer les belles du passé ? Pas du tout. Si, en 1971, j’y suis allé parce que mon frère aimait les autos et que j’aimais mon frère, en 2024, j’y vais parce qu’Édouard aime les autos et que j’aime Édouard.

Qui est Édouard ? Un mononcle qui ne décroche pas de sa vieille passion ? Un aîné déambulant en marchette entre les kiosques ? Un retraité de l’ancienne usine GM de Boisbriand ? Pas du tout ! Édouard appartient à la plus jeune de toutes les générations. C’est un modèle 2019. Édouard a 4 ans. C’est le petit-fils de mon frère Bertrand. Il est élevé par des parents ouverts. Qui ne lui ont rien imposé. Édouard aurait pu triper sur le ballet, la poterie ou les Barbie. Édouard tripe sur les chars.

Depuis qu’il est bébé, on doit lui lire, avant son dodo, une page du Guide de l’auto. La description de la Bugatti Chiron 2022, mue par un W16 turbocompressé de 8 litres générant 1479 chevaux, est pour lui le plus beau des contes de fées. Où a-t-il pris ça ? On ne sait pas. Dans les gènes de son grand-papa ?

Perché sur les épaules de son père Philippe, Édouard a les yeux grands, il aperçoit, en vrai, tous les modèles de sa lecture préférée. Sa mère Gabrielle conduit sa petite sœur Léonie dans sa poussette. Si la voiture en est à ses derniers milles, ça ne paraît pas ici. Plein de familles défilent devant les nouveaux prototypes.

En avril dernier, je chroniquais sur la mort du char, faut croire que c’était un peu précipité. Force est de constater, 50 ans plus tard, que la voiture demeure un symbole de liberté encore prisé. Bien sûr, il faut privilégier le transport en commun, mais dans quoi se déplacer quand on veut aller là où les autres ne vont pas ? Dans quoi se déplacer quand on ne veut pas suivre, mais précéder ?

Édouard est descendu des épaules de papa. Il a envie de rentrer. C’est ben beau, passer deux heures à regarder des autos arrêtées, mais c’est de l’intérieur, quand elles avancent, que les bagnoles sont le plus appréciées.

Assis dans son siège d’enfant, il s’en va vers sa maison, en rêvant au jour où ce sera lui qui sera au volant de sa voiture électrique, équipée d’une batterie du Québec. Peut-être qu’il ne rêve pas à une batterie du Québec, mais je l’espère pour lui, ce serait mieux pour la situation économique de ses années actives. Et peut-être que sur le siège arrière, il y aura son enfant, qu’il sera en train de conduire à son premier salon de l’auto. La roue tourne. Les quatre roues aussi.