(Ottawa et Québec) Un nouveau front s’ouvre dans la guerre entre Ottawa et Québec sur l’immigration. La ministre de l’Immigration Christine Fréchette a accusé lundi son homologue fédéral Marc Miller de mener un « affront direct aux champs de compétence du Québec », en menaçant de dépasser les seuils du Québec en regroupement familial.

« Le Québec est le seul à déterminer ses cibles d’immigration permanente. L’approche du fédéral ne respecte pas la volonté de la nation québécoise », a-t-elle affirmé, dans une déclaration écrite transmise à La Presse, en réaction à l’annonce de M. Miller d’accélérer le traitement des dossiers en regroupement familial, au Québec, où les délais sont près de trois fois plus longs qu’ailleurs au Canada, pour le parrainage d’un conjoint vivant à l’étranger.

Le ministre fédéral a autorisé ses fonctionnaires à hausser, au besoin, le seuil pour cette catégorie.

Il a annoncé ses couleurs dans une lettre envoyée dimanche à Mme Fréchette, avec qui il a eu de vigoureux échanges publics au cours des derniers jours sur le réseau X, en citant un « devoir moral de trouver une décision à cet enjeu ».

M. Miller soutient avoir pris cette décision unilatéralement en raison du refus de son interlocutrice de revoir les seuils à la hausse « pour réunir les familles plus rapidement, et étant également conscient des répercussions très importantes que de tels délais peuvent avoir sur les requérants ».

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre de l’Immigration du Canada Marc Miller

« Je souhaite vous informer que j’ai décidé de donner l’instruction à mon ministère de traiter les demandes de résidence permanente des demandeurs du regroupement familial ayant reçu un CSQ [Certificat de sélection du Québec], soit l’équivalent d’environ 20 500 demandes en date du 31 janvier 2024 », écrit-il.

L’écart de traitement des demandes de réunification familiale entre le Québec et les autres provinces peut avoir « un impact significatif pour les familles qui sont en attente de leurs proches », explique-t-il dans la lettre obtenue par La Presse.

Les délais de traitement au Québec pour les parents et grands-parents, par exemple, sont de 50 mois, tandis qu’à l’extérieur du Québec, ils sont de 24 mois. Pour les époux et conjoints de fait vivant au Canada, ils sont de 26 mois au Québec et de 9 mois à l’extérieur du Québec, énumère-t-il dans la missive.

Ces retards n’ont cessé de s’accumuler au Québec, et le ministre Marc Miller s’était déjà plaint d’avoir les mains liées en raison des quotas québécois. Il y a quelques jours, la ministre Fréchette a d’ailleurs été poursuivie en justice pour cette raison.

Le traitement de l’arriéré de 20 500 demandes sera complété dans les trois prochaines années, en respectant les cibles du gouvernement du Québec, précise le ministre Miller. Après, toute nouvelle demande sera traitée, peu importe les seuils.

Autrement dit, l’initiative fédérale ne change rien pour les trois prochaines années. Elle consiste à exercer des pressions pour que le Québec équilibre le nombre de CSQ au nombre de personnes qu’il est prêt à accepter dans cette catégorie de l’immigration. « La balle est dans le camp du gouvernement du Québec », a précisé Aïssa Diop, directrice des communications du ministre Miller.

Le plafond établi par le ministère de l’Immigration pour 2024 dans cette catégorie est entre 10 200 et 10 600.

« C’est inacceptable »

Pour Christine Fréchette, cette décision du ministre Miller, « c’est inacceptable ».

« La directive du ministre Miller est un affront direct aux champs de compétence du Québec. […] C’est inacceptable. Notre plan d’immigration a été adopté en novembre 2023 à l’Assemblée nationale du Québec. Nos cibles ont été adoptées au terme d’une consultation parlementaire et ce n’est pas à Ottawa de nous les imposer. Une telle décision aurait un impact considérable sur les seuils d’immigration permanente du Québec », a indiqué Mme Fréchette.

Par ailleurs, la ministre du gouvernement Legault affirme que le gouvernement provincial est « sensible à la situation que vivent les familles en attente de regroupement familial » et qu’il travaille à « des pistes de solution » sur le sujet. Elle n’a pas précisé lesquelles.

« Une première rencontre avec le collectif Québec Réunifié a eu lieu en décembre pour explorer des pistes d’aménagements qui respectent les prérogatives du gouvernement québécois », indique Mme Fréchette.

En décembre dernier, La Presse rapportait que le collectif en question, qui compte plus de 1100 membres, avait sondé 230 personnes en attente d’une décision en regroupement familial pour documenter leur situation. Les trois quarts étaient citoyens canadiens et l’autre quart détenait la résidence permanente. La quasi-totalité d’entre eux (99 %) était en mesure d’héberger la personne qu’il souhaite faire venir au pays.

« Un citoyen canadien a moins de droits, au Québec, qu’un résident temporaire », déplorait entre autres Nathalie Coursin, membre de Québec réunifié, dans le contexte où les résidents non permanents, les travailleurs étrangers temporaires et les étudiants étrangers peuvent venir au Québec avec leurs conjoints et leurs enfants.

Des familles soulagées

Pour des milliers de familles en attente, la décision du ministre Miller est accueillie avec un certain soulagement.

« On se réjouit de voir que la situation des familles est prise au sérieux par le ministre Miller. On le remercie son geste, mais on espère que la parole et le geste vont aller de concert et que ça va donner des résultats concrets », a déclaré la porte-parole de l’organisme, Marie-Gervais Pilon, en entrevue.

« On espère aussi que la ministre Fréchette va prendre acte du fait que les seuils du Québec font souffrir des familles québécoises et va, par conséquent, agir de manière que cette crise soit finalement résolue », a-t-elle ajouté.

Mme Pilon a elle-même soumis une demande de parrainage pour faire venir au Québec son mari britannique. Elle enseigne au collège Montmorency en littérature anglaise et son mari est professeur d’université en Angleterre. « Je me suis impliquée dans cette cause parce que je trouve que ça complètement injuste », dit-elle.

De son côté, Joane Alexandre, coincée en Haïti, espère que la nouvelle du ministre Miller va lui permettre de retrouver son mari québécois et leur fils de 6 ans. La demande de parrainage a été déposée en juin 2022 à Immigration Canada. Peu après, Mme Alexandre a obtenu le Certificat de sélection du Québec (CSQ), mais son dossier est bloqué depuis 14 mois.

PHOTO FOURNIE PAR JOANE ALEXANDRE

Joane Alexandre, en Haïti : « Jusqu’à présent, il n’y a rien qui bouge pour moi ».

« Jusqu’à présent, il n’y a rien qui bouge pour moi », a-t-elle confié en entrevue.

« On a fait une demande de visa le 7 février, et on attend toujours la réponse. La semaine dernière, j’ai envoyé une lettre à Marc Miller. Ce matin, on m’a répondu. Je vais faire le suivi avec eux, en envoyant des preuves que je suis vraiment en danger en Haïti. »

L’avocat en immigration Maxime Lapointe, qui poursuit en Cour supérieure Mme Fréchette pour les retards dans le traitement des demandes de regroupement familial, estime que la décision de M. Miller de hausser les seuils dans cette catégorie est « raisonnée » et qu’elle découle des procédures judiciaires qu’il a entreprises.

« C’est un pas dans la bonne direction pour les 38 000 familles pour qui le Québec a dit “oui” », a-t-il déclaré.

Ils ont dit

Plutôt que de s’épivarder dans ce qui ne le concerne pas, Ottawa devrait plutôt s’occuper de sa propre compétence, à commencer par transférer au Québec les sommes liées à l’accueil des demandeurs d’asile et gérer son propre ministère, véritable capharnaüm de la bureaucratie fédérale.

Alexis Brunelle-Duceppe, porte-parole du Bloc québécois en matière d’immigration

La politique de la CAQ, c’est de vivre dans le déni en encaissant les reculs et les manques de respect. Celle du Parti québécois, c’est de sortir de cette relation toxique et de se débarrasser d’un gouvernement de trop qui travaille contre nous, en fondant notre propre pays.

Paul St-Pierre Plamondon, chef du Parti québécois, sur X

Imaginez devoir attendre 3 ans pour avoir la chance de vivre avec votre conjoint qui est à l’extérieur du pays. C’est inhumain. Ces délais interminables imposés par l’entêtement idéologique de la CAQ sont inacceptables dans une société accueillante comme le Québec. Il est urgent que le gouvernement caquiste se mette en mode solution et ait un véritable dialogue avec Ottawa, qui ne peut agir seul dans ce dossier.

André A. Morin, porte-parole du Parti libéral du Québec en matière d’immigration

Les ministres Miller et Fréchette font de la politique pendant que des familles québécoises souffrent. Encore une fois, je demande à la ministre Fréchette de reconsidérer son seuil dans la catégorie du regroupement familial ; ce n’est pas au fédéral de l’imposer.

Guillaume Cliche-Rivard, responsable solidaire en matière d’immigration