(Ottawa) « Amanda serait peut-être encore en vie. » C’est l’hypothèse que formule Carol Todd, la mère de l’adolescente victime de sextorsion et de harcèlement en ligne dont le suicide a fait le tour du monde, dans la foulée du dépôt du projet de loi sur les méfaits en ligne.

La costaude mesure législative devra être passée au peigne fin, évidemment. Entre les amendements au Code criminel – l’incitation au génocide pourrait valoir une peine de prison à perpétuité – et les obligations qu’elle impose aux sites web, elle ratisse large.

Moins large, cela dit, que sa précédente incarnation : il n’est plus question de forcer les sites à retirer du matériel dit haineux, mais bien seulement deux types de contenu, soit la pédopornographie et le matériel intime partagé de façon non consensuelle.

C’est ce qui est arrivé en 2010 – autant dire il y a une éternité dans l’histoire du web – à Amanda Todd. La jeune Britanno-Colombienne avait 13 ans lorsque, à l’invitation d’un étranger qui la complimentait, elle a accepté de montrer ses seins.

Une capture d’écran de la séance lui a pourri la vie jusqu’à ce qu’elle décide d’en finir, en 2012. Non seulement la photo a été utilisée par un internaute pour faire du chantage et de la cyberintimidation, mais elle est aussi apparue sur une variété de sites.

Son prédateur lui a demandé de lui envoyer d’autres photos et vidéos d’elle nue. Elle a refusé, alors il l’a publiée sur l’internet. Quelques jours avant Noël, en 2010, je l’ai vue sur un site web pornographique.

Carol Todd, mère d’Amanda Todd

À l’époque, ni sa fille, ni elle, ni les policiers ne sont parvenus à la faire retirer. « Alors si le projet de loi C-63 est adopté et qu’il est mis en application de façon adéquate, oui, il a le potentiel de sauver des vies », croit celle qui est formatrice en littéracie numérique.

PHOTO BLAIR GABLE, ARCHVIES REUTERS

Le ministre de la Justice et procureur général du Canada, Arif Virani

Déposée plus tôt cette semaine par le ministre fédéral de la Justice, Arif Virani, la mesure législative oblige les plateformes à retirer ce type de contenu dans les 24 heures suivant la réception d’une plainte auprès d’une future commission de la sécurité numérique.

Celles qui refusent d’obtempérer s’exposent à des amendes pouvant atteindre 6 % de leurs revenus bruts, ou 10 millions de dollars. « Le plus grand problème, c’est que les grandes compagnies priorisent les profits », plaide M. Virani en entrevue.

Le dépôt de C-63 n’a jusqu’à présent pas suscité de levée de boucliers chez les plateformes comme Meta ou encore Aylo (l’entreprise qui administre le site web Pornhub, et qui s’appelait MindGeek avant son rachat par la firme Ethical Capital Partners).

En même temps, de manière générale, les géants du web se targuent d’avoir déployé, au fil des ans, des garde-fous. « Nous allons au-delà du simple respect des exigences légales et réglementaires », a par exemple fait valoir Aylo cette semaine.

L’argument a été mis à mal avec le dépôt d’un rapport du Commissaire à la protection de la vie privée, pas plus tard que jeudi. Les pratiques d’Aylo pour empêcher la diffusion de vidéos explicites sans consentement ont été jugées « absolument inefficaces »1.

Entre 2012-2013 et 2022-2023, les signalements au Centre national contre l’exploitation des enfants de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ont augmenté de 1077 %.

Carla

Bien que la protection de l’enfance soit au cœur du projet de loi, celui-ci encadre aussi le contenu haineux, qui se décline en sept catégories. Entre en scène la Montréalaise Carla Beauvais, sur qui a déferlé une vague de haine en ligne à l’été 2020.

PHOTO BLAIR GABLE, ARCHIVES REUTERS

Carla Beauvais, le 26 février dernier, à Ottawa

« On parle de haine en ligne, on parle de violence, tout ça est un peu abstrait jusqu’au jour où on y fait face, laisse-t-elle tomber. Je pense que je ne réalisais pas l’ampleur de ce que je vivais moi-même. »

L’entrepreneure sociale a abdiqué⁠2. Pendant deux ans, elle s’est effacée du débat public. « J’avais fait le choix de ne pas ressasser cette histoire, parce que chaque fois, ça revient avec un backlash [des contrecoups] », explique Carla Beauvais.

Mais lundi dernier, Mme Beauvais s’est présentée au micro du foyer de la Chambre des communes et a donné son sceau d’approbation au projet de loi C-63. Car selon elle, celui-ci « donne des munitions aux victimes » et « ouvre la conversation sur les recours possibles ».

Rien dans les dispositions de la mesure législative ne contraint les plateformes à retirer du contenu haineux. Là-dessus, le gouvernement Trudeau a reculé par rapport à la première mouture du projet de loi présenté en juin 2021 et mort au feuilleton.

« Cela permet à la fois de répondre en partie aux critiques émises contre cette version et de parer éventuellement à celles à venir de l’opposition officielle, qui va avoir un peu de difficulté à avancer l’argument de la censure », explique le professeur David Morin.

La même logique s’applique à la décision d’exclure du texte de C-63 la désinformation « et le débat épineux de la définition à cet égard », relève le titulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents.

Le projet de loi codifie, en revanche, ce qui constitue la haine, fait remarquer le ministre Virani. « Le seuil est assez élevé. Ça touche la détestation, ça ne touche pas les insultes ou les commentaires offensants et blessants », souligne-t-il.

« Une personne qui vivrait la même chose que Carla aurait davantage de pouvoirs. Elle pourrait non seulement signaler à [une plateforme comme Facebook ou X], mais aussi à la nouvelle Commission de la sécurité numérique », illustre le ministre.

Chaque mois ou chaque semaine, 4 Canadiens sur 10 sont exposés à des discours haineux en ligne, selon un sondage publié en mars 2023 par le Leadership Lab de l’Université métropolitaine de Toronto (anciennement Université Ryerson).

1. Lisez l’article « Commissaire à la protection de la vie privée : Pornhub “absolument inefficace” pour protéger la vie privée » 2. Lisez l’article d’Elle Québec « La fois où… Carla Beauvais a abdiqué »

C-63 c. S-210

Parallèlement au cheminement de C-63, il faudra surveiller ce qu’il adviendra de S-210. Marrainé par la sénatrice Julie Miville-Dechêne et adopté aux Communes, il en est rendu à l’étape de l’étude en comité. Le gouvernement Trudeau a multiplié les mises en garde face à cette proposition, qui consiste à forcer les sites web pornographiques à vérifier l’identité de leurs utilisateurs afin d’empêcher les mineurs d’y avoir accès. Chez Aylo, on a menacé de bloquer l’accès au site Pornhub en cas d’adoption de S-210.

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