L’entreprise montréalaise qui administre le site Pornhub a des pratiques « absolument inefficaces » et si irresponsables pour empêcher la diffusion de vidéos explicites sans consentement que le Commissaire à la protection de la vie privée lui demande de cesser de recueillir des vidéos intimes jusqu’à la mise en place de mesures plus sérieuses.

Au terme d’une enquête démarrée en 2020, l’organisme fédéral recommande également à Mindgeek de supprimer des milliers de vidéos pour lesquelles un consentement explicite n’a pas été obtenu pour chaque personne qui y apparaît dans la séquence.

Mindgeek, qui a été rebaptisée Aylo en août 2023, suivant son rachat par l’entreprise torontoise Ethical Capital Partners, compte environ 1000 employés pour administrer le contenu de « bon nombre des sites web pornographiques les plus populaires au monde, y compris Pornhub et Youporn », souligne le rapport d’enquête.

Ses revenus sont évalués à plus de 450 millions US par année.

L’entreprise assure avoir déjà adopté de nouvelles mesures, dont une vérification obligatoire de l’identité des personnes qui téléchargent les vidéos sur ses sites. « Il est important que noter que la plainte qui a initié l’enquête date de 2015. Il s’est depuis écoulé près d’une décennie, durant laquelle nous avons revu nos processus, en nous assurant désormais de vérifier avec une carte d’identité officielle l’identité de toute personne qui apparaît dans le contenu téléchargé sur nos plateformes », a précisé par courriel la porte-parole Ethical Capital Partners, Sarah Bain.

Images d’une victime sur 80 sites

L’enquête a démarré après qu’une jeune femme se fut rendu compte que son ex-petit ami avait téléversé une vidéo intime d’elle, tournée en 2013, sans son consentement sur Pornhub. « Elle avait ressenti de la pression à réaliser la vidéo, mais son petit ami l’avait rassurée qu’elle resterait privée », indique le rapport d’enquête.

La jeune femme a demandé le retrait de la vidéo à Pornhub à plusieurs occasions, mais pour des raisons techniques, le contenu n’a jamais été totalement supprimé, finissant par se retrouver sur plus de 80 sites web différents, dont Twitter, Pinterest et Reddit. Certains des sites affichaient son nom au complet, le nom de son ancienne université et même le nom de jeune fille de sa mère. « Plusieurs inconnus du monde entier, qui avaient vu la vidéo en ligne, ont communiqué avec la plaignante sur Facebook en utilisant les renseignements figurant dans le titre et les étiquettes de la vidéo », souligne le Commissaire à la protection de la vie privée.

PHOTO JUSTIN TANG, LA PRESSE CANADIENNE

Le commissaire à la protection de la vie privée, Philippe Dufresne

« La plaignante vivait constamment dans la peur et l’anxiété », a souligné le Commissaire à la protection de la vie privée, Philippe Dufresne, concluant qu’Aylo a enfreint la loi fédérale en matière de protection de la vie privée.

Le commissaire à la protection de la vie privée n’a toutefois pas le pouvoir d’ordonner à Aylo de mettre ses recommandations en œuvre ni de lui imposer une amende pour cette violation.

M. Dufresne n’a toutefois pas écarté la possibilité de s’adresser aux tribunaux.

Son rapport souligne qu’au moment de l’ouverture de l’enquête, les modérateurs humains de MindGeek, qui veillaient à s’assurer qu’aucune vidéo non consensuelle n’était téléchargée, devaient regarder « jusqu’à 500 vidéos par jour, ce qui correspondrait à plus de 60 vidéos par heure », note le rapport.

97 % du contenu supprimé déjà en ligne

Le rapport souligne par ailleurs que même après une plainte ou une demande de retrait, certaines vidéos pouvaient rester en ligne jusqu’à deux semaines au moment de l’enquête. Selon les données qui lui ont été fournies par l’entreprise, les vidéos qui ont fait l’objet de demandes de retrait entre janvier 2021 et janvier 2022 ont été visionnées jusqu’à 11 000 fois avant d’être supprimées.

« En tout, 97 % du contenu supprimé avait déjà été affiché, ce qui signifie que seulement 3 % du contenu a été intercepté grâce aux pratiques de modération primaires de MindGeek », souligne le Commissaire.

Les pratiques de MindGeek ont ensuite été améliorées, notamment après la diffusion d’une enquête accablante du New York Times révélant la présence de vidéos de mineurs sur Pornhub, en décembre 2020. Les personnes qui veulent désormais déposer des vidéos sur les plateformes d’Aylo doivent notamment avoir un statut d’« utilisateur vérifié ».

Le Commissaire juge toutefois ces nouvelles pratiques nettement insuffisantes.

En fait, il est probablement impossible pour MindGeek de mettre en place un tel mécanisme dans un contexte où elle n’obtient pas un consentement exprès direct de chaque personne représentée dans le contenu.

Extrait du rapport du Commissaire à la protection de la vie privée

L’organisme, qui conclut à un « manque flagrant de responsabilité de Mindgeek pour l’énorme quantité de renseignements personnels sensibles dont elle a la gestion », recommande à l’entreprise de se soumettre à la surveillance de tiers indépendants nommés par le Commissaire à la protection de la vie privée d’ici à ce qu’une solution soit trouvée.

Une compagnie montréalaise plus que chypriote

Le commissaire a souligné qu’Aylo a essayé d’empêcher la diffusion de son rapport en s’adressant aux tribunaux pour contester sa compétence, mais sans succès.

L’entreprise a notamment plaidé que les bureaux montréalais d’Aylo ne sont « qu’un entrepreneur » pour les exploitants des sites Pornhub et Youporn établis à Chypre, un pays reconnu comme étant un paradis fiscal.

« MindGeek n’a présenté aucun élément de preuve selon lequel l’âme dirigeante de ses activités internationales était séparée ou distincte de la haute direction établie à Montréal », affirme le Commissaire. Sur 12 personnes interrogées dans le cadre de l’enquête, 10 étaient établies à Montréal, 2 autres à Chypre.

L’histoire jusqu’ici

2015

Une jeune femme demande à plusieurs reprises à Pornhub de retirer une vidéo porno téléchargée sans son consentement sur la plateforme par son ex. La vidéo finit par se trouver sur 80 sites.

2020

Le Commissaire à la protection de la vie privée lance une enquête. Parallèlement, le New York Times publie une enquête accablante démontrant que des vidéos montrant des mineurs se trouvent sur le site.

2021

MindGeek (rebatisé Aylo), qui administre le site depuis Montréal, apporte des changements à ses pratiques de consentement. Ces pratiques sont jugées « abolument inefficaces » par le Commissaire à la protection de la vie privée.