Si le fiasco ArriveCAN vous fâche, ne lisez pas ce qui suit. Vous n’allez pas aimer.

On sait déjà que cette application a coûté plus de 59 millions, soit 740 fois plus cher que prévu. Le paquebot libéral se heurte en ce moment à cet iceberg. Mais en plongeant la tête, les plus téméraires verront l’ampleur de ce qui se cache sous la surface.

Les libéraux ont réussi l’exploit de faire bondir à la fois la taille de leur fonction publique et la somme des contrats accordés à des consultants externes.

Depuis 2015, le nombre de fonctionnaires a augmenté de 24 %, alors que la valeur des contrats sous-traités à l’externe a presque doublé, de 7,7 à 14,7 milliards de dollars.

Si ces dépenses rendaient l’État plus efficace, on pourrait relativiser ces critiques. Mais ce n’est évidemment pas le cas. Les récents exemples abondent, comme le désordre dans les bureaux de passeports à l’été 2022 ou les délais encore cruellement longs à Immigration Canada – un ministère qui, d’ailleurs, s’abreuve notamment aux conseils facturés par le cabinet McKinsey.

Cette dépendance aux consultants et sous-traitants gaspille de l’argent public et démotive les fonctionnaires, en plus de poser des problèmes de légitimité – des non-élus téléguident des décisions stratégiques qui devraient relever de l’État, sans avoir de comptes à rendre.

Tous ces faits sont connus. Ils ont été égrenés dans différents reportages et rapports, avant que l’actualité passe à autre chose.

L’affaire ArriveCAN justifie d’y revenir.

Alors, comment a-t-on pu en arriver là ?

À part pour marquer quelques points au Scrabble, le mot « résultologie » n’aura pas servi à grand-chose à Ottawa.

Souvenez-vous, c’était en 2015. L’optimisme irradiait la capitale fédérale. Les libéraux avaient été élus pour appliquer un plan ambitieux. Mais ils ont vite réalisé l’ampleur du défi.

Quelques mois plus tard, Michael Barber, un consultant externe de McKinsey et ex-conseiller de Tony Blair, était invité à une réunion du Conseil des ministres en Alberta afin d’expliquer sa recette pour transformer les idées en résultats – la deliverology, ou « résultologie ».

De façon un peu trop simpliste, on avance que l’« efficacité » serait une idée de droite. Elle devrait pourtant être aussi valorisée par la gauche. Car plus un gouvernement veut intervenir dans l’État, plus il aura besoin d’une machine efficace.

Mais il y a une différence entre payer une personne pour faire des présentations sur l’efficacité et implanter cette priorité dans l’administration publique.

Pressés par l’opposition, les libéraux ont reconnu le problème. Dans le dernier budget, ils ont promis d’économiser 7 milliards sur cinq ans en frais de consultation et de voyage. À l’automne, la présidente du Conseil du Trésor, Anita Anand, resserrait les directives encadrant ses contrats.

Il est trop tôt pour juger les résultats. Mais on assiste déjà à des perles comme celle-ci : le ministère des Ressources naturelles a versé à la firme KPMG 669 000 $ pour rédiger un rapport sur la meilleure façon de dépenser « efficacement » l’argent des contribuables…

Les contrats sous-traités proviennent majoritairement de deux catégories : informatique (70 %), comme l’application ArriveCAN, et management (24 %). Ils induisent une dépendance et engendrent un cercle vicieux.

A priori, on pourrait y voir des atouts. L’État ne peut pas toujours employer des experts dans certains domaines pointus. La sous-traitance offre aussi plus de souplesse – quand le contrat est terminé, on coupe les liens, sans payer les avantages sociaux aux experts. Mais de toute évidence, cette méthode parfois utile va beaucoup trop loin.

Le gâchis de Phénix le démontre : au lieu d’épargner environ 70 millions comme prévu, ce système implanté par IBM a fait perdre plus de 2 milliards.

L’État manque d’experts à l’interne. Il peine à bien concevoir et superviser les contrats. Et ses outils informatiques ne sont pas à jour, comme le déplorait la vérificatrice générale déjà il y a plus d’une décennie. À la décharge des libéraux, ces ratés s’observent également au Québec et dans plusieurs autres gouvernements.

À cette perte de contrôle s’ajoute une perte de motivation. Surtout avec le salaire souvent inférieur à celui offert au privé et l’environnement moins propice à l’innovation.

Les consultants en management créent un problème différent : un déficit de légitimité. Par exemple, l’ex-ministre des Finances avait institué un comité sur la croissance économique présidé par Dominic Barton, un haut dirigeant de McKinsey qui pilotait aussi l’Initiative du siècle pour atteindre un niveau record d’immigration. Même si les libéraux s’en défendent, ils ont repris le projet.

La bureaucratie s’intéresse plus au respect des processus qu’aux résultats. Son objectif de base : éviter les erreurs et les blâmes. L’ironie avec les consultants, c’est qu’en essayant trop d’éviter le risque, elle en prend un qui est énorme, et donc la facture continue de s’accumuler.