Ce ne seront pas des « Khrouchtchevki », ces immeubles soviétiques bon marché construits à l’identique aux quatre coins de l’URSS dans les années 1960 pour loger des millions de camarades.

Ils seront moins déprimants à regarder, et sans aucun doute plus fonctionnels.

Mais l’idée centrale derrière leur conception est la même qu’à l’époque où Nikita Khrouchtchev dirigeait l’URSS : construire plus vite, pour moins cher, des logements que même les plus pauvres auront les moyens de s’offrir.

Voilà le plan prévu à très court terme dans 10 villes québécoises.

Un organisme à but non lucratif (OBNL), appelé Mission Unitaînés, bâtira 10 immeubles de 100 appartements chacun, destinés aux aînés à faible revenu. Les plans et devis seront les mêmes pour tous les bâtiments, et reproduits « tels quels » dans chaque municipalité.

Le projet est très sérieux et très avancé.

Les terrains sont trouvés, les contrats sont signés, le financement est bouclé. En fait, les chantiers commenceront dans les prochaines semaines, et les 1000 logements devront être livrés d’ici 24 mois, maximum, sans aucun dépassement de coûts pour l’État, garanti.

Le premier des 10 immeubles sera annoncé ce lundi à Shawinigan.

Je vous parlerai plus loin du modèle financier de ce projet, dont l’analyse m’a presque fait saigner des yeux le week-end dernier. C’est nouveau, innovant, inédit, compliqué, etc.

Les colonnes de chiffres s’alignent : c’est déjà un excellent début. Le coût de revient moyen « par porte » est estimé à 240 000 $, comparativement à une facture projetée de 422 000 $ pour des projets similaires soumis dans le cadre du Programme d’habitation abordable Québec (PHAQ).

L’écart est considérable.

Au-delà du prix, ce qui me semble très gagnant, dans le contexte actuel de crise du logement, est la « reproductibilité » des immeubles d’une ville à l’autre. Cela fera une différence énorme.

Le fait de ne pas repartir à zéro à chaque nouveau bâtiment, avec tout ce que ça implique en frais d’ingénieurs, d’architectes et autres chipotages administratifs, permettra d’accélérer singulièrement la cadence.

C’est un peu la même recette qui est utilisée par l’UTILE, un organisme spécialisé dans le logement étudiant abordable dont je vous ai déjà parlé. Cet OBNL réutilise les mêmes plans (et les mêmes fournisseurs) pour faire plusieurs composantes de ses projets, une standardisation qui a porté ses fruits (1).

Les dix immeubles de six étages prévus par Mission Unitaînés ne seront pas des splendeurs architecturales, on s’entend. Mais tout sera au rendez-vous pour assurer le confort et la sécurité des futurs locataires : structure de béton, ascenseurs, gicleurs…

Et l’argument central : le loyer mensuel sera sous la barre des 600 $ pour la majorité des appartements, soit des studios et des trois et demie. Chauffage, éclairage et WiFi compris. Les quelques appartements de deux chambres se loueront 900 $ par mois.

Les plans proposés par Mission Unitaînés, soit de construire 1000 logements au rabais en 24 mois, semblent presque trop beaux pour être vrais. Surtout dans le contexte actuel d’inflation galopante et de dépassement systématique des échéanciers.

Je ne suis pas le seul à avoir été circonspect.

Cette proposition osée a soulevé des doutes et des tonnes de questions, autant au Conseil des ministres, à Québec, que dans les mairies des villes concernées, selon mes informations. Doutes qui semblent depuis avoir été dissipés, puisque tous l’appuient à 100 %.

Ce qui rend le projet aussi difficile à évaluer, c’est qu’il ne s’inscrit dans aucun des programmes « réguliers » comme le PHAQ ou l’ancien AccèsLogis. Il emprunte plutôt une troisième voie rarement fréquentée : la philanthropie.

L’OBNL Mission Unitaînés est chapeauté par Luc Maurice, le fondateur multimillionnaire du Groupe Maurice, qui a bâti 13 000 appartements pour aînés au Québec. C’est lui-même qui a pris contact avec le gouvernement il y a un an, peu après avoir cédé les rênes de son entreprise, pour exposer son projet caritatif.

Il proposait d’utiliser son expérience et son réseau de contacts, dans les villes et auprès de fournisseurs du milieu de la construction, pour bâtir des logements les moins chers possible pour les aînés défavorisés. (Ceux qui ne peuvent pas débourser des milliers de dollars chaque mois dans les résidences privées qui ont fait sa fortune.)

Des discussions ont suivi avec plusieurs municipalités où Luc Maurice avait déjà brassé des affaires. Toutes ont accepté de céder à son OBNL des terrains et de lui consentir d’autres avantages, comme des congés de taxes de trois ans ou le raccordement gratuit aux infrastructures municipales.

En tout, Mission Unitaînés recevra un financement de 235 millions de Québec et d’Ottawa pour construire 1000 logements. Les contributions des villes totaliseront une cinquantaine de millions supplémentaires, en économies de toutes sortes, et Luc Maurice fera un don personnel de 5 millions.

Sans entrer dans le fin détail de la structure, l’OBNL agira comme maître d’œuvre pour la construction des 10 immeubles. Comme il s’agit d’un projet philanthropique, plusieurs des professionnels impliqués (architectes, ingénieurs, avocats) ont accepté de réduire de moitié, même davantage, leurs honoraires habituels.

La négociation des marges a aussi été très serrée avec les quatre entrepreneurs retenus pour construire les bâtiments, me dit-on.

Les économies faites à gauche et à droite se chiffrent en millions.

Selon l’entente intervenue entre la Société d’habitation du Québec (SHQ) et l’OBNL, l’État n’assumera aucun dépassement de coûts au-delà des 235 millions consentis. C’est Luc Maurice lui-même qui pigera dans sa poche le cas échéant.

L’entente sera confirmée cette semaine par un décret du gouvernement du Québec.

Les immeubles, une fois construits, seront vendus par Mission Unitaînés aux offices municipaux d’habitations de chaque ville concernée, pour la somme symbolique de 10 000 $. Ils seront libres d’hypothèques et dotés d’une somme « de départ » de 500 000 $, qui pourra être investie dans un fonds de prévoyance en vue de couvrir les dépenses futures.

Comme ils seront revenus dans le giron public, hors marché, les logements seront réservés aux aînés de 65 ans et plus à faible revenu déjà inscrits sur les listes d’attente des offices municipaux. Ces futurs locataires pourront bénéficier de suppléments au loyer.

Je peux déjà vous faire cette prédiction : ce projet sera scruté à la loupe par tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin au logement. La barre est fixée très haut pour que ça fonctionne. Le compte à rebours est lancé en vue de la date butoir de mars 2026.

Luc Maurice envisage déjà une possible deuxième phase et il espère que d’autres philanthropes sauteront dans le train.

La ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, espère aussi que ce projet pourra en inspirer d’autres, elle dont la cote de popularité est dans les bas-fonds, tout comme celle de son gouvernement.

Attendez-vous à des annonces en série, dans le Grand Montréal, dans la région de Québec, en Estrie et ailleurs, au cours des prochains mois.

Les bonnes nouvelles sont tellement rares ces jours-ci en habitation que tous ceux qui auront touché à ce grand projet voudront le souligner au marqueur fluo. La Coalition avenir Québec de François Legault a particulièrement besoin de ce type de victoire par les temps qui courent, tout comme le gouvernement de Justin Trudeau.

Joute politique à part, chaque nouvelle unité qui s’ajoutera permettra de résorber, un tout petit peu, le gigantesque déficit de 860 000 logements prévu au Québec d’ici 2030.

C’est déjà ça de pris.