C’est un secteur glauque et désaffecté, enclavé entre des échangeurs de béton décrépits et le canal de Lachine. Un décor postapocalyptique, prisé autant par les graffiteurs que les équipes de production d’Hollywood.

C’est aussi un quartier qui pourrait devenir LE laboratoire du Québec en matière de décarbonation, après une longue gestation de neuf ans et une farandole de consultations citoyennes.

Trêve de suspense : il se trame de grosses affaires à Lachine, et on est loin ici du verbiage écolo.

Cet arrondissement montréalais souhaite construire une petite centrale thermique, reliée à un vaste réseau souterrain, qui alimenterait à terme 7800 habitations dans un tout nouveau quartier. Un partenariat public-privé (PPP) est envisagé pour bâtir le réseau et produire l’énergie, avec des gains estimés à 135 millions de dollars d’ici 2050.

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Des structures industrielles accumulent la rouille sur le site du futur écoquartier Lachine-Est.

Le berceau industriel du Canada au XIXsiècle espère être aux premières loges de la révolution énergétique du XXIsiècle, rien de moins.

J’ai passé un bon moment à analyser le projet avant de vous en parler. Il y a à Montréal de ces patentes « participatives » qui visent l’Everest écologique, mais sont peu applicables sur le terrain ou outrageusement ruineuses (souvent un mélange des deux).

Ce n’est pas le cas ici.

La lente gestation du projet d’écoquartier Lachine-Est aura en fin de compte été une bénédiction. Car les objectifs environnementaux visés au départ, en 2014, sont aujourd’hui couplés à la nouvelle réalité bien plate et concrète de 2024 : la fin imminente des surplus d’électricité.

La situation est à ce point critique qu’Hydro-Québec doit aujourd’hui faire des arbitrages entre les nouveaux projets qui pourront être branchés – ou non – à son réseau. On l’a vu lundi avec l’annulation d’un investissement de 500 millions à Saint-Bruno-de-Montarville, sur la Rive-Sud1. Et encore le mois dernier, avec ce quartier de 3800 logements dont le sort est plongé dans l’incertitude2.

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Vue aérienne de certains immeubles industriels qui se trouvent encore sur le site.

Dans ce contexte, Lachine-Est constitue un canevas presque idéal pour repenser l’approvisionnement énergétique en milieu urbain. Son « dossier d’affaires » est aujourd’hui beaucoup plus solide qu’il ne l’aurait été il y a neuf ans.

Commençons par situer l’affaire.

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L’arrondissement de Lachine veut construire un nouveau quartier sur l’ancien site de l’usine Dominion Bridge Company.

C’est ici à Lachine-Est que sont nés plusieurs grands groupes industriels sidérurgiques, dans la deuxième moitié du XIXsiècle. Des géants industriels qui employaient à leur apogée des dizaines de milliers de travailleurs : Dominion Bridge, Stelfil, Jenkin Brothers…

Le secteur a décliné à partir des années 1970, puis a connu une relance avortée dans la dernière décennie. Un projet du promoteur déchu Paolo Catania s’est conclu par une faillite – et d’immenses terrains contaminés toujours en friche. Une tour de condos à moitié construite, à l’abandon, témoigne de ce fiasco3.

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Une vieille Pontiac Fiero accumule les flocons sur un site industriel de Lachine-Est.

Le projet d’écoquartier proposé en 2014, aussi grand qu’une centaine de terrains de football, a cheminé lentement, mais sûrement. Deux études ont été livrées à l’arrondissement de Lachine, dont la plus récente, pondue par la firme d’ingénierie GBI, date de 2023.

Les conclusions sont claires : la mise en place d’un réseau thermique urbain (RThU) a un bon potentiel, tant sur le plan technique que financier.

On ne parle pas ici d’un objet du futur tiré d’un épisode de Star Trek. Ce type de réseau, souvent alimenté par la géothermie, existe depuis des décennies un peu partout dans le monde.

Il y a quelques exemples assez compacts au Québec, comme à l’écoquartier du Technopole Angus, dans l’est de Montréal. Quatre immeubles ont été reliés entre eux par une « boucle énergétique », qui permet en gros de faire circuler l’air chaud et froid entre les différents immeubles et de réduire considérablement la consommation d’électricité.

IMAGE TIRÉE DU RAPPORT DE LA FIRME GBI

Représentation schématique d’un RThU de quatrième génération

À Lachine-Est, plusieurs sources sont envisagées pour alimenter la centrale thermique (ou un réseau de petites centrales). Entre autres : des puits géothermiques creusés profondément dans le sol, la récupération de la chaleur des égouts, ou encore la récupération de la chaleur produite par un poste électrique d’Hydro-Québec situé à proximité.

Les études laissent entrevoir une réduction de la consommation d’électricité allant jusqu’à 50 % dans le futur quartier. C’est énorme.

Quelques formes de gouvernance sont envisagées pour la construction et l’exploitation du réseau thermique. On parle soit d’un PPP, soit d’une société d’économie mixte. Dans les deux cas, la Ville de Montréal serait l’actionnaire majoritaire, en partenariat avec des entreprises privées ou sociétés d’État.

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La forme finale reste à déterminer, mais le projet vient de passer à une autre étape. L’arrondissement de Lachine, dirigé par la mairesse Maja Vodanovic, a mandaté l’Institut des villes de nouvelle génération de l’Université Concordia pour réaliser une étude de faisabilité encore plus concrète de ce RThU.

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L’arrondissement de Lachine a déjà commencé à préparer les plans d’infrastructure du futur écoquartier.

C’est pendant cette phase que les aspects plus techniques du réseau seront déterminés. Entre autres, les sources d’énergie préconisées et l’emplacement de la centrale thermique.

Cet institut, assez méconnu du grand public, a été fondé en 2020 et regroupe 200 chercheurs. Il est dirigé par la sommité allemande Ursula Eicker, titulaire de la Chaire d’excellence en recherche du Canada sur les collectivités et les villes intelligentes, durables et résilientes.

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Ursula Eicker, titulaire de la Chaire d’excellence en recherche du Canada sur les collectivités et les villes intelligentes, durables et résilientes, et Maja Vodanovic, mairesse de Lachine

Le centre de recherche de Mme Eicker suscite un vif intérêt : il fait partie des projets financés par une subvention historique de 123 millions de dollars, accordée par le gouvernement fédéral à l’Université Concordia en avril dernier.

La chercheuse, auteure d’une demi-douzaine d’ouvrages sur la décarbonation des bâtiments et les énergies renouvelables, m’a expliqué en long et en large les bénéfices des pompes à chaleur, panneaux solaires et autres réseaux thermiques urbains, dans un petit café de Lachine-Est. Elle, comme bien d’autres experts, prône ces solutions depuis des années.

Mais je vous résume grossièrement son argument massue, qui devrait entraîner l’adoption rapide de ces technologies au Québec : le party de l’électricité au rabais achève.

Les réserves d’Hydro-Québec, dans deux ou trois ans, c’est fini. Personne n’aime parler du fait que ça va devenir plus cher. Mais ça va devenir plus cher.

Ursula Eicker

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L’arrondissement de Lachine a déjà commencé à préparer les plans d’infrastructure du futur quartier. La planification du RThU est faite en même temps que celle des égouts et autres éléments souterrains, puisque tout devra être creusé en même temps. Le début de la construction est prévu en 2025.

Ce projet devrait être bien accueilli à Québec, selon moi.

Tant Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie et de l’Énergie, que Michael Sabia, grand patron d’Hydro-Québec, répètent depuis des mois qu’il faudra diversifier les sources d’énergie pour répondre à la demande et accélérer la décarbonation de la province.

Voilà un exemple assez bien ficelé, servi sur un plateau d’argent.

1. Lisez l’article « Un projet de 500 millions de QScale abandonné à Saint-Bruno faute d’avoir de l’électricité » 2. Lisez l’article « Hydro-Québec souffle le chaud et le froid sur un mégaprojet domiciliaire » 3. Lisez l’article « Immobilier : le dernier projet de Catania s’effondre »