À Lachine, le dernier projet de l’entrepreneur déchu Paolo Catania se termine en désastre. Après deux ans et demi de retard, ses créanciers se disputent en cour le chantier du Flora, déserté par trois constructeurs. Quant aux clients, ils tentent de comprendre comment ils pourront récupérer leurs 6,3 millions en acomptes, et quand.

« Ils m’avaient dit : occupation novembre 2020. Après, ç’a été remise par-dessus remise, déplore Daniel Pellerin. Ensuite, on n’avait même plus de contact avec eux. Encore aujourd’hui, pour récupérer les dépôts, c’est toute une saga. »

En prévision de son emménagement à Lachine, le retraité de 64 ans a vendu la copropriété où il vivait jusqu’en août 2021. « Là, je me retrouve à habiter un Airbnb dans Ahuntsic », dit-il.

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Daniel Pellerin comptait sur la livraison de son condo dans le projet Flora du promoteur Paolo Catania quand il a vendu son ancienne copropriété. Depuis qu’il l’a quittée en août 2021, il vit dans un appartement loué sur Airbnb.

Daniel Pellerin a abandonné son rêve d’être propriétaire dans le secteur, à deux pas du canal de Lachine et de la nouvelle gare de train de banlieue. « Je ne pense pas racheter parce que je suis un peu désillusionné par rapport aux projets de condos. Ce n’est plus abordable. Ça fait que je vais continuer la location », affirme-t-il.

Au lieu d’habiter la tour B du Flora, il vit dans un trois et demi à 1200 $ par mois.

La fin d’une saga ?

Accusé il y a 10 ans de fraude, abus de confiance et complot dans l’affaire du Faubourg Contrecœur, Paolo Catania a été acquitté en 2018 et libéré d’une kyrielle d’accusations de fraude fiscale l’année suivante.

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Paolo Catania devant le quartier général de la Sûreté du Québec, en 2012

En décembre 2020, l’entrepreneur récupérait son projet du syndic, qui l’administrait depuis plus de six ans (voir autre texte). Depuis, les retards se multiplient, tout comme les conflits avec ses sous-traitants et ses partenaires. En décembre, la dernière des trois entreprises de construction qui se sont succédé au Flora a quitté les lieux.

Puis, en janvier, le prêteur privé Romspen, qui soutient les projets de Catania depuis 2013, a perdu patience. Il poursuit le promoteur du Flora pour en prendre possession et récupérer 22 millions.

L’un des entrepreneurs qui attendent d’être payés ne l’entend toutefois pas de cette oreille. Upbrella Construction souhaite plutôt qu’un administrateur provisoire reprenne le contrôle du projet pour le terminer. Selon l’entreprise, la formule permettrait de rembourser les sous-traitants, qui réclament quelque 17 millions au promoteur.

« Aujourd’hui, le projet Flora se trouve à l’abandon et personne ne semble disposé à assurer les frais conservatoires qui s’imposent, compte tenu, notamment, des conditions hivernales », affirme Upbrella dans sa requête.

Des millions dans les limbes

Les quelque 150 acheteurs se font tranquillement à l’idée : le promoteur, la société en commandite Flora I, ne leur livrera vraisemblablement jamais leurs condos, même s’il a déboursé leur argent. Selon des informations dévoilées devant la Cour supérieure le 16 mars, il reste environ 544 000 $ dans le compte en fidéicommis du projet, sur les 6,3 millions de dépôts confiés au promoteur.

Heureusement pour les clients, Aviva Canada cautionne leurs acomptes. Mais les démarches pour obtenir un paiement s’annoncent longues, surtout si un juge place le Flora sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, comme le demande Upbrella.

« Moi, avec ce projet, tant que je ne vois pas l’argent dans mon compte de banque, je ne crois plus à rien », dit Audrey Clover, une grand-mère qui rêvait d’accueillir ses petits-enfants dans le parc adjacent et l’espace de jardinage.

Joint par La Presse, l’avocat d’Aviva, Ouassim Tadlaoui, réserve ses commentaires. Il assure simplement que sa cliente « a toutes les intentions de respecter ses obligations, si obligations il y a ».

Retard sur retard

Le Flora devait livrer ses condos à partir de l’hiver 2019, selon les premiers contrats signés. Mais en mai de cette année-là, bien avant la pandémie, le chantier accusait déjà un an et demi de retard, disent les acheteurs.

Depuis qu’il a repris le projet en main, Paolo Catania a manqué toutes les dates de livraison annoncées… jusqu’à la paralysie complète du chantier en décembre 2021.

Devant les demandes d’information des consommateurs qui perdent espoir, le promoteur se fait plus que discret, dénoncent-ils. « J’en ai plus appris grâce au groupe d’acheteurs sur Facebook que par lui », dit Daniel Pellerin.

Inutile de se diriger au bureau des ventes : il est fermé depuis le début du mois, assurent les clients.

« On a eu beaucoup de courriels au début comme quoi ils changeaient les dates. Après, on n’avait plus aucune nouvelle », déplore Geneviève Brassard, acheteuse d’un condo dans la tour B.

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Geneviève Brassard ne décolère pas d’avoir laissé un dépôt de 21 000 $ à un entrepreneur qui, finalement, ne lui livrera rien.

La dernière communication que Paolo Catania leur a envoyée à tous date du 11 janvier 2022. Dans un français approximatif, il leur explique par courriel qu’à cause de la situation attribuable à la COVID-19 et aux retards accumulés dans le projet, il ne s’entend plus avec son prêteur Romspen.

La situation COVID-19 depuis près de deux ans à causer plusieurs retards et impacts financiers à notre projet. Romspen et Flora travaillons ensemble pour trouver une solution à cette interminable situation et espère repartir le projet rapidement. Nous vous tiendrons au courant des développements dès que nous aurons évalué tous les impacts nécessaires pour conclure une entente viable pour terminé le projet. [sic]

Extrait du courriel de Paolo Catania

Un mystérieux repreneur

Puis, le 9 mars, un acheteur a reçu un courriel de la fille de Paolo Catania, Nina, directrice des ventes. Elle explique que « le projet ne sera pas complété par le propriétaire actuel » et qu’un « nouvel acheteur potentiel va l’acquérir ».

Qui ? Mystère. « Personne ne nous appelle pour nous faire une offre », dit Daniel Pellerin.

En février, un courtier responsable du projet, François MacKay, a contacté un groupe d’acheteurs pour sonder le terrain. Il voulait savoir s’ils étaient prêts à garder leurs contrats, mais au « prix du marché », soit 450 $ le pied carré plutôt que les 300 $ prévus.

« Je ne peux pas croire qu’ils peuvent nous augmenter de 50 % en changeant de propriétaire ! », rage Geneviève Brassard.

Nina Catania et François MacKay n’ont pas rappelé La Presse pour répondre à nos questions.

Paolo Catania a d’abord offert de nous rencontrer lundi pour « expliquer ce qui se passe », assurant n’avoir « rien à cacher ». Il a toutefois annulé la rencontre.

Des acheteurs révoltés

La colère envahit les acheteurs quand ils racontent leurs déboires avec le Flora. « J’ai quand même mis une mise de fonds de 21 000 $ il y a quatre ans ! s’exclame Geneviève Brassard. J’attends après ça pour investir dans l’immobilier ! »

Elle espère tout de même arriver à faire respecter son contrat et mettre la main sur son condo, au prix conclu. Mais elle y croit moins de jour en jour.

Une cliente qui a contacté La Presse était en larmes quand elle a raconté son histoire.

Cette mère de famille comptait sur son nouveau condo pour s’y installer confortablement avec son nouveau-né. Elle commence plutôt sa vie de mère dans un appartement trop petit, après avoir vendu sa propriété précédente. « Ça me rend tellement triste », dit la jeune femme en sanglots.

Elle a demandé à ce que son nom n’apparaisse pas parce que ses déboires stressent trop son couple.

Audrey Clover, elle, sort de cette mésaventure avec une grande méfiance envers les promoteurs. « Maintenant, les chantiers, ça me fait peur. Je n’ai plus confiance. Et je n’ai plus confiance non plus en les lois du Québec pour nous protéger. »

La saga des projets Villanova et Flora

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La tour A du projet Flora, la seule à avoir été construite jusqu’à maintenant, quatre ans après l’encaissement des dépôts des acheteurs.

Paolo Catania a racheté le vaste terrain contaminé de l’ancienne usine Jenkins Valves en décembre 2013 pour 10,5 millions.

Mais l’entrepreneur au cœur du scandale du Faubourg Contrecœur croulait sous les accusations de fraude, d’abus de confiance et de complot. En 2014, Paolo Catania a donc dû se résoudre à placer ses entreprises sous le contrôle d’un administrateur provisoire, y compris le vaste projet Villanova.

Le syndic a néanmoins continué le projet. Les promoteurs Philip Kerub et Sarto Blouin se sont associés à Raymond Chabot pour construire le Flora, trois tours de dix étages à ériger sur un basilaire commercial dans le coin sud-ouest du Villanova, boulevard Saint-Joseph.

Puis, en décembre 2020, une entreprise contrôlée par la famille Borsellino, du Groupe Petra, et Vincent Chiara, du Groupe Mach, prêtait 33 millions à Paolo Catania. Le financement devait lui permettre de reprendre le contrôle du projet et de le terminer. Mais deux semaines plus tard, l’entrepreneur manquait déjà un paiement. Pour se rembourser, ses nouveaux créanciers ont pris possession de tous ses terrains en mars 2021.

Tous ses terrains, sauf ceux du Flora : les groupes Petra et Mach ont jugé le projet trop avancé pour s’en emparer. Il est donc retourné sous le contrôle de Catania.

Le promoteur Sarto Blouin a tout de suite entamé les démarches pour lui revendre ses parts. « Je n’avais aucun problème à être partenaire avec Raymond Chabot, mais à partir du moment où Paolo Catania reprenait le contrôle, je ne voulais pas être son associé », explique-t-il à La Presse.

Catania, blanc comme neige

En 2007, la Société d’habitation et de développement de Montréal a vendu ses terrains du Faubourg Contrecœur à Catania. La Ville a déduit 14 millions du prix de vente pour des frais de décontamination, une somme gonflée par rapport aux coûts réels, révisés deux ans plus tard à 5 à 7 millions.

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Paolo Catania au palais de justice de Montréal, lors de son acquittement à la fin de son procès pour fraude, abus de confiance et complot, en lien avec le scandale du Faubourg Contrecœur

En 2018, toutes les accusations contre Paolo Catania en lien avec cette affaire sont tombées. Le juge Yvan Poulin a conclu que le Ministère public n’avait pas fait la preuve du trucage de l’appel d’offres. « Un verdict en matière criminelle doit reposer sur des faits tangibles et concrets plutôt que sur des possibilités, des probabilités ou des impressions », a-t-il asséné.

En 2019, les 989 accusations de fraude fiscale en lien avec de la fausse facturation qui visaient Paolo Catania, ses entreprises et leurs autres dirigeants ont aussi été abandonnées, en vertu d’un arrêt Jordan pour délais déraisonnables.