L’un des consultants qui ont reçu le plus d’argent public pour le développement de l’application controversée ArriveCAN a ouvert depuis 2011 deux sociétés dans des paradis fiscaux qui sont reconnus par les experts pour favoriser le camouflage des transferts de fonds et l’évasion fiscale, révèlent des documents confidentiels obtenus par La Presse et ses partenaires. Le même consultant est présentement au cœur d’une enquête policière sur l’attribution des contrats informatiques fédéraux.

David Yeo est le président de l’entreprise Dalian Enterprises, une firme de consultants de deux employés qui a reçu 7,9 millions de dollars d’Ottawa dans le cadre du développement d’ArriveCAN.

En comité parlementaire, son partenaire a révélé que 99 % des contrats de Dalian proviennent du gouvernement fédéral depuis 2007. Et ces contrats sont nombreux. Le Globe and Mail a calculé récemment que la firme a reçu 95,5 millions de dollars d’Ottawa, seulement pour la période allant de 2016 à 2023.

La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a déjà confirmé avoir lancé une enquête criminelle à la suite d’allégations d’une firme montréalaise spécialisée en intelligence artificielle, qui dénonçait des irrégularités dans un contrat informatique qui avait été accordé à Dalian puis sous-traité à d’autres acteurs.

Passer au peigne fin toutes les finances de Dalian et de son président pourrait toutefois s’avérer fastidieux. Des années avant l’éclatement des récentes controverses, alors que sa firme travaillait déjà presque exclusivement pour le gouvernement fédéral, David Yeo a créé des sociétés dans deux paradis fiscaux reconnus pour leur opacité, selon des documents confidentiels obtenus par deux consortiums de journalistes d’enquête auxquels La Presse collabore. L’information n’avait jamais été rapportée publiquement avant lundi.

PHOTO HUGO DE GRANDPRÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Les îles Vierges britanniques sont un important centre financier depuis longtemps reconnu pour son opacité.

M. Yeo a d’abord ouvert une entreprise aux îles Vierges britanniques le 13 septembre 2011, selon des documents contenus dans la fuite des Pandora Papers et obtenus par l’International Consortium of Investigative Journalists. L’entreprise a été baptisée iSBN inc. Elle ne semble pas avoir laissé de traces publiques d’une quelconque activité économique. Vu l’opacité du système financier des îles Vierges britanniques, il nous a été impossible de vérifier ce qu’il en est advenu aujourd’hui.

À Curaçao aussi

En 2012, M. Yeo a aussi ouvert une entreprise du même nom à Curaçao, a pu constater La Presse dans une autre fuite de documents obtenus par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project, un autre consortium journalistique.

Les documents de la société déposés dans le petit paradis fiscal situé au large du Venezuela indiquent que l’entreprise devait exploiter des casinos en ligne ou des paris sportifs, une activité très populaire à Curaçao. La Presse n’a pu retrouver aucune trace visible d’activités dans ce domaine.

En 2016, dans un courriel consulté par La Presse, David Yeo utilisait son adresse courriel et sa signature de Dalian pour organiser avec son consultant en finance offshore de Curaçao l’ouverture d’un compte avec le processeur de paiements Wirecard, un géant des transactions en ligne qui allait faire faillite quatre ans plus tard après s’être retrouvé au cœur d’un scandale de malversations financières.

PHOTO PIERRE VINCENT, ARCHIVES LA PRESSE

Willemstad, capitale de l’île de Curaçao

« Il est très urgent de mettre ceci en place, car présentement nous ne sommes pas capables de faire des dépôts ou des virements bancaires », écrivait M. Yeo dans un courriel à sa conseillère financière de Curaçao le 30 août 2016.

PHOTO CHRISTOF STACHE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Géant des transactions en ligne, l’entreprise allemande Wirecard a fait faillite en 2020.

M. Yeo n’a répondu à aucune des questions envoyées par La Presse à son cellulaire, à son courriel professionnel et à l’adresse générale de Dalian concernant ses activités offshsore.

Drapeaux rouges

« Votre recherche suggère des tendances problématiques. Bien qu’il n’y a rien d’illégal à opérer dans ces juridictions, souvent les gens s’en servent pour cacher leur argent et éviter de payer des taxes », observe Christian Leuprecht, professeur titulaire au Collège militaire royal du Canada, où il étudie notamment la criminalité financière.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ QUEEN’S

Christian Leuprecht, professeur titulaire au Collège militaire royal du Canada

« Vos découvertes devraient inciter l’Agence du revenu du Canada à lancer un audit des comptes de Dalian et de M. Yeo afin d’assurer qu’il a bien adhéré au régime canadien de taxation », affirme M. Leuprecht, qui dirige aussi l’Institut des relations intergouvernementales de l’Université Queen’s, à Kingston.

« C’est certain qu’il s’agit de juridictions à risque qui devraient mener à plus de vérifications. C’est fréquent dans mon parcours de rencontrer des compagnies enregistrées aux îles Vierges britanniques dans le cadre de montages pour des dossiers de blanchiment d’argent, de fraude, d’évasion fiscale ou de corruption internationale. C’est une des juridictions le plus souvent rencontrées, dans le top trois », affirme Jonathan Légaré, chef de la direction de la firme d’enquêtes privée Vidocq et ancien enquêteur civil au sein de la GRC et de la commission Charbonneau.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DU GROUPE VIDOCQ

Jonathan Légaré, chef de la direction de la firme d’enquêtes privée Vidocq

L’aspect fiscalement avantageux de ces juridictions est un élément qui peut les rendre attrayantes, mais ce qui est surtout important, c’est la question de l’anonymat qu’elles procurent. Ça ne veut pas dire que la personne commet un crime, mais c’est un drapeau rouge qui mérite de creuser davantage au sujet de ce fournisseur.

Jonathan Légaré, chef de la direction de la firme d’enquêtes privée Vidocq

« Absolument rien n’empêche une société canadienne de créer des sociétés aux îles Vierges ou à Curaçao. Ça peut être tout à fait légitime, pour bénéficier d’un traitement fiscal bénéfique. Par contre, tout le monde le sait, aux îles Vierges britanniques en particulier, c’est un endroit où, dans le passé, il y a beaucoup de gens qui sont allés chercher des hommes de paille, des administrateurs qui étaient seulement des visages. On ne pouvait pas vraiment savoir qui étaient les bénéficiaires effectifs », explique Denis Meunier, consultant en lutte contre le blanchiment d’argent, ancien directeur adjoint du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada et ancien cadre aux enquêtes du fisc fédéral.

Du travail à faire

Curaçao et les îles Vierges britanniques ont fait des efforts pour améliorer leur réputation en matière de transparence financière ces dernières années, mais ils apparaissent toujours sur la liste de l’Union européenne des juridictions qui ont des engagements à remplir pour l’avenir en matière de bonne gouvernance fiscale, souligne la professeure Lyne Latulippe, chercheuse principale à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

Lyne Latulippe, chercheuse principale à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke

La présence d’une entreprise canadienne dans ces pays n’est toutefois pas une preuve de quoi que ce soit, prévient-elle. « Sans les états financiers, on ne peut faire que des suppositions. »

L’OCDE a déjà critiqué Curaçao pour la difficulté d’y obtenir des informations sur les réels propriétaires des sociétés. Les îles Vierges britanniques ont récemment accepté de rendre disponibles les informations sur les propriétaires d’entreprises, après des années à miser sur le secret d’affaires. Une enquête de l’organisme Transparency International avait révélé en 2018 que 1107 sociétés incorporées dans le petit État insulaire avaient été impliquées dans 213 dossiers de corruption, grâce à l’opacité qui permettait de cacher l’identité des parties dans une transaction.

Avec la collaboration de Mylène Crête et de Joel-Denis Bellavance, La Presse