(Ottawa) Le front du fiasco financier entourant la conception de l’application ArriveCAN s’élargit : une deuxième entreprise ayant obtenu des contrats dans le cadre de ce projet, et qui compte aussi seulement deux employés, fait l’objet d’un examen minutieux de la part des autorités fédérales.

Dalian Enterprises inc., qui a décroché de nombreux contrats du gouvernement fédéral au cours des dernières années grâce à son statut reconnu d’entreprise autochtone, fait l’objet d’audits de la part du ministère des Services aux Autochtones Canada (SAC), à la demande du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement (SPAC), a appris La Presse.

Le président et fondateur de Dalian Enterprises inc., David Yeo, affirme avoir des racines autochtones. Il s’agit de l’un des critères pour obtenir le statut d’entreprise autochtone auprès du fédéral.

Mais en plus de démontrer qu’elle est majoritairement détenue par des membres des Premières Nations, des Inuits ou des Métis, l’entreprise doit aussi démontrer que c’est elle qui effectue les travaux exigés dans les contrats.

En octobre, les dirigeants de la firme montréalaise Botler AI, Ritika Dutt et Amir Morv, avaient soulevé des questions devant un comité parlementaire au sujet du comportement de Dalian Enterprises inc. qui lui aurait permis d’obtenir un contrat réservé aux Autochtones auquel elle n’avait pas droit, selon eux.

« Nous étions dégoûtés », avait affirmé M. Morv.

Entre autres choses, ils avaient accusé Dalian Enterprises d’avoir utilisé leurs identités à leur insu et sans leur consentement dans une stratégie de « passation de contrat avec des entreprises fantômes » entre GC Strategies, Dalian Enterprises et une autre entreprise nommée Coradix Technology Consulting dans le cadre d’un projet non lié à ArriveCAN. En d’autres mots, Dalian et Coradix sous-traitaient le travail à GC Strategies qui, à son tour, le sous-traitait à Botler AI.

Une « façade »

Mme Dutt avait soutenu que la propriété autochtone d’au moins 51 % revendiquée par Dalian n’était qu’une façade qui permettait à Coradix d’obtenir des contrats réservés aux entrepreneurs autochtones, mais qui en réalité les donnait en sous-traitance à des entreprises non-autochtones, ce qui est contraire à l’esprit des règles fédérales. Elle les avait accusés de « monétisation et de vol utilisant le traumatisme de communautés marginalisées ».

« J’estime que c’est une gifle pour les entreprises autochtones, avait-elle ajouté. Elles pensaient avoir une occasion d’obtenir ces contrats, mais en réalité, ils faisaient l’objet de sous-traitance et étaient exécutés par l’intermédiaire de parties qui n’étaient, en fait, pas admissibles à ces fonds. »

« Au vu des allégations d’actes répréhensibles ainsi que des examens et des enquêtes alors en cours, Services publics et Approvisionnement Canada a communiqué avec SAC le 29 novembre 2023 pour vérifier si celui-ci avait mené des audits postérieurs à l’attribution des contrats passés avec Dalian Enterprises », a indiqué la porte-parole de SPAC, Michèle LaRose.

« Ayant obtenu la confirmation que de tels audits n’avaient pas été menés, le 5 décembre 2023, SPAC a demandé à SAC d’effectuer des audits postérieurs à l’attribution des contrats actifs. Ces audits sont en cours. »

Cible de 5 %

En 2021, le gouvernement Trudeau s’est fixé comme objectif d’accorder annuellement au moins 5 % de la valeur totale de tous les marchés publics du fédéral à des entreprises autochtones, soit l’équivalent de la proportion de la population autochtone au pays. Cela représente environ 1 milliard par année.

Cette cible « minimale obligatoire de 5 % en matière d’approvisionnement » est mise en œuvre en trois phases. Toutes les organisations doivent atteindre ou dépasser cette cible au plus tard le 31 mars 2025.

Services aux Autochtones Canada s’est vu confier le mandat d’établir et de gérer le Répertoire des entreprises autochtones. Ce ministère a aussi la responsabilité de vérifier l’admissibilité des entreprises autochtones. La coentreprise formée par Dalian Enterprises et Coradix Technology Consulting est inscrite au Répertoire des entreprises autochtones.

« SAC a confirmé que Dalian Enterprises a bel et bien répondu aux critères de la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones au moment de l’inscription initiale de l’entreprise au Répertoire », a indiqué Mme LaRose. Elle a précisé que le ministère n’avait jamais mené d’audit auprès de Dalian Enterprises depuis son inscription.

Dalian Enterprises a obtenu pour 7,9 millions de contrats dans le cadre du développement d’ArriveCAN, ce qui la place tout juste derrière GC Strategies, qui en a eu pour 19,1 millions. La vérificatrice générale a estimé que la valeur totale de contrats liés à l’application ArriveCAN s’élève à 59,5 millions.

Le président et fondateur de Dalian Enterprises inc., David Yeo, n’a pas répondu aux messages de La Presse vendredi. « À mon avis, ce genre d’accusations sonne faux », avait-il réagi lors de son passage en comité parlementaire en octobre.

Nous sommes une entreprise inscrite en bonne et due forme et nous faisons l’objet de vérifications très régulièrement, lors de chaque coentreprise. Nous respectons totalement les règles de cette stratégie.

David Yeo, président et fondateur de Dalian Enterprises inc.

Il s’était également dit « très fier » de faire partie de la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones et d’avoir participé à sa création, lui qui se présente comme un descendant direct du chef autochtone Robert Franklin, signataire des traités Williams avec le gouvernement fédéral en 1923.

Le président de Coradix Technology Consulting, Colin Wood, avait également souligné qu’il y avait « une certaine confusion » à son avis entourant cette politique. « La stratégie vise à aider les Autochtones à bâtir, à développer et à faire croître leur entreprise, avait-il indiqué. Son objectif ne consiste pas à embaucher des sous‑traitants en technologies de l’information autochtones. »

Certaines des allégations de Botler AI ont été mises en doute jeudi par Cameron MacDonald et Antonio Utano, les deux fonctionnaires suspendus dans la foulée du scandale d’ArriveCAN. Ils ont accusé la firme d’avoir voulu marchander les informations qu’elle avait colligées contre des contrats de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Botler AI affirme que c’est « totalement faux ». L’entreprise dit « coopérer pleinement » à toutes les enquêtes qui ont été ouvertes alors qu’elle n’a aucun contrat actuellement avec l’ASFC. L’une de ces enquêtes est menée par la Gendarmerie royale du Canada. Elle a été ouverte après que les allégations de Botler AI eurent été portées à son attention par l’ASFC.

Avec William Leclerc, La Presse

L’histoire jusqu’ici

  • 29 avril 2020 : L’application ArriveCAN est lancée durant les premiers mois de la pandémie de COVID-19 pour permettre aux voyageurs d’y entrer leur statut vaccinal.
  • 1er octobre 2022 : ArriveCAN n’est plus obligatoire pour les voyageurs qui entrent au Canada. Elle est encore utilisée pour faire les déclarations de douane et d’immigration.
  • 12 février 2024 : La vérificatrice générale publie un rapport dévastateur sur l’explosion du coût de cette application à 59,5 millions.