(Ottawa ) Montrés du doigt dans un récent rapport de la vérificatrice générale sur le fiasco financier lié à la conception de l’application ArriveCAN, l’Agence des services frontaliers (ASFC) et le ministère responsable, Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC), se sont montrés généreux envers leurs cadres supérieurs durant ces mêmes années marquées par des dépassements de coûts.

Ce qu’il faut savoir

  • La vérificatrice générale a constaté d’importants dépassements de coûts pour le développement d’ArriveCAN.
  • Des irrégularités ont aussi été relevées dans l’attribution de contrats à GC Strategies, une firme de deux employés sans expertise en technologies de l’information qui a par la suite sous-traité le travail.
  • Deux comités parlementaires présidés par les conservateurs examinent le fiasco financier lié à ArriveCAN.

En tout, l’ASFC et SPAC ont conjointement versé 1 million de dollars en bonis à leurs cadres supérieurs durant les années 2020-2021 et 2021-2022, démontrent des données publiées sur le site du Conseil du Trésor. Les bonis versés en 2022-2023 devraient être publiés par le Conseil du Trésor au cours de l’été seulement.

Les premiers contrats visant à lancer l’application ArriveCAN ont été accordés en 2020, durant les premiers mois de la pandémie de COVID-19, à la firme de consultants GC Strategies, qui est au cœur de la tempête politique provoquée par le rapport de la vérificatrice générale Karen Hogan publié la semaine dernière.

En 2020-2021, les cadres supérieurs de l’ASFC ont reçu un montant total de 190 068 $ en bonis, soit environ 5000 $ en moyenne par cadre. L’année suivante, c’est un montant de 224 049 $ en bonis qui leur a été versé.

Dans le cas des cadres supérieurs de SPAC, ils ont reçu 347 836 $ en bonis en 2020-2021, là encore quelque 5000 $ en moyenne chacun. L’année suivante, les bonis ont totalisé 264 898 $.

La question des primes a été soulevée par le député conservateur Larry Brock au Comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes mercredi. « Est-ce que des primes ont été payées durant le fiasco ArriveScam ? Oui ou non ? », a-t-il demandé au sous-ministre délégué de SPAC, Michael Mills.

« Durant les années où le gouvernement a dû réagir à la COVID, certains cadres supérieurs du ministère de SPAC ont reçu une rémunération au rendement », a-t-il confirmé. Il n’a pas été en mesure de dire combien, mais a précisé qu’elle faisait « partie intégrante de la rémunération des dirigeants du gouvernement du Canada ».

Il n’a pas non plus voulu nommer les hauts fonctionnaires qui en ont reçu.

L’ASFC n’a pas indiqué si les cadres qui ont reçu des primes avaient travaillé sur le projet ArriveCAN ou les contrats accordés à GC Strategies.

« Les cadres supérieurs dont le rendement ne répond pas aux attentes ou ne peut être évalués ne sont pas admissibles à la prime de rendement, a précisé son porte-parole, Guillaume Bérubé. Des révisions rétroactives à une prime sont également possibles et déterminées par les administrateurs généraux et gérées au niveau de chaque ministère ou agence. »

« Un échec total pour les contribuables »

Selon le député conservateur Pierre Paul-Hus, de tels bonis n’auraient jamais dû être versés à la lumière de la gestion des contrats qui ont été accordés à GC Strategies par l’ASFC et SPAC dans le dossier de l’application.

« Le rapport de la vérificatrice générale a démontré que la gestion de l’application ArriveCAN était un échec total pour les contribuables », a affirmé M. Paul-Hus dans une déclaration transmise à La Presse.

« Maintenant, pour ajouter l’insulte à l’injure, on apprend que les cadres des agences gouvernementales responsables d’ArriveCAN ont reçu plus d’un million de dollars en bonus. Aucune personne responsable du gaspillage de 60 millions de dollars de l’argent des contribuables et de la mise en quarantaine injustifiée de 10 000 Canadiens ne devrait recevoir de bonus. »

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La vérificatrice générale Karen Hogan

Dans son rapport, la vérificatrice générale a noté des irrégularités dans les contrats totalisant 19,1 millions accordés à GC Strategies par l’ASFC, uniquement pour le développement d’ArriveCAN. C’est près du tiers des 59,5 millions qu’a fini par coûter l’application servant à recueillir les coordonnées et le statut vaccinal des voyageurs à leur arrivée au Canada durant la pandémie. Sa version initiale avait un budget total de 80 000 $.

« C’est probablement l’une des pires tenues de registres financiers que j’ai jamais vues », a déclaré Mme Hogan la semaine dernière, montrant du doigt l’agence qui a payé des factures incomplètes à des consultants.

GC Strategies a notamment participé à l’élaboration des critères pour l’appel d’offres qu’elle a remporté sans processus concurrentiel. Mais la vérificatrice générale n’a pas pu trouver de documentation sur les discussions entre la firme et l’ASFC pour justifier un premier contrat de 2,35 millions en avril 2020.

GC Strategies a aussi invité les hauts fonctionnaires responsables du dossier à une dégustation de whisky par la suite, jetant un doute sur l’impartialité du processus.

Elle a noté mercredi au comité des comptes publics que SPAC avait soulevé des questions sur le processus sans appel d’offres, mais que l’ASFC avait tout de même décidé d’aller de l’avant. Mme Hogan a aussi relevé que le Ministère avait cosigné plusieurs autorisations de tâches sans description ou éléments, ce qui ne permettait pas de déterminer si le travail avait bel et bien été effectué. « Ça a fait augmenter la valeur du contrat sans aucun bénéfice additionnel », a-t-elle affirmé.

Les hauts fonctionnaires de SPAC ont indiqué au comité avoir ajouté de nouvelles mesures de contrôle pour éviter que cela se reproduise.

Appelés à témoigner

Par ailleurs, le Comité des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires a finalement adopté mercredi une motion exigeant que les deux associés de GC Strategies, Kristian Firth et Darren Anthony, soient de nouveau appelés à témoigner dans la foulée de la publication du rapport de la vérificatrice générale. Ceux-ci ont déjà répondu aux questions des parlementaires à deux reprises, mais ils ont décliné une troisième citation à témoigner en décembre en invoquant des problèmes de santé mentale.

À l’instar des tribunaux, les comités parlementaires ont le pouvoir de contraindre des témoins à comparaître.

La motion adoptée prévoit que des démarches soient entreprises pour faire comparaître les témoins après un délai de 21 jours et que le sergent d’armes soit chargé de faire respecter cet avis à comparaître. Toutefois, les élus ont convenu de tenir compte de l’état de santé des deux individus avant de faire appel aux services du sergent d’armes.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

De hauts fonctionnaires ne démentent pas la somme de 250 millions

Ni le sous-ministre délégué du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement ni un sous-ministre adjoint n’ont démenti mercredi la valeur de 258 millions en contrats obtenus par la firme GC Strategies du gouvernement fédéral depuis 2015. Ce nombre, ou sa version arrondie de 250 millions, ont pourtant été mentionnés à quatre reprises par des députés en comité parlementaire lors des témoignages de Michael Mills et de Dominic Laporte.

Questionnés par La Presse à savoir pourquoi ils n’avaient pas corrigé le nombre avancé par les députés, MM. Mills et Laporte ont été incapables de donner une explication.

« Nous ne sommes pas présentement en mesure de dire », a dit le sous-ministre adjoint de la Direction générale des programmes de l’approvisionnement du Ministère, Dominic Laporte, s’empressant d’indiquer que ce n’était pas une réponse officielle à la question avant de nous diriger vers les communications de son ministère. Il a également félicité La Presse pour ses reportages sur l’affaire GC Strategies avant de quitter la salle.

Le Ministère avait mis en doute la compilation effectuée par La Presse à partir des données ouvertes du gouvernement selon laquelle GC Strategies, une firme qui ne compte que deux associés qui travaillent de la maison, avait obtenu plus d’une centaine de contrats de divers ministères et agences totalisant 258 millions depuis 2015. La confusion règne sur la valeur totale de ces contrats. Le Ministère évoque plutôt la somme de 59,8 millions pour 34 contrats, alors qu’une compilation soumise à la Chambre des communes totalise 96 millions.