Pas longtemps après mon entrevue avec Julie*, j’ai lu Triste tigre pour une entrevue avec l’autrice de ce récit. Un hasard, mais un hasard vaguement nauséeux : les deux récits plongent dans cette saloperie sans nom, l’inceste.

C’est la Fondation Marie-Vincent, qui soigne les enfants qui ont subi des sévices sexuels, qui m’a présenté Julie. Elle voulait parler, témoigner. C’est sa fille qui a subi l’inceste. Appelons-la M., la petite ne voulait pas d’un nom d’emprunt, elle voulait juste lire « M » dans le journal pour des raisons qui la regardent…

M. avait donc 8 ans quand elle s’est confiée à sa mère.

Mère et fille regardaient la téléréalité Ma vie à 600 livres. La fillette a demandé à sa mère pourquoi des gens en venaient à devenir à ce point en surpoids.

La mère a expliqué à sa fille qu’il peut y avoir plein de raisons. Comme les traumas d’enfance. Tiens, prends cette participante, a expliqué Julie à M., elle a vécu de l’inceste…

« C’est quoi, de l’inceste ? a demandé l’enfant.

— C’est quand une personne est agressée sexuellement par quelqu’un de sa famille… »

Et c’est là que la bombe a explosé dans le salon et dans la vie de Julie :

« C’est ce que je vis avec X », a répondu la petite.

Elle a nommé l’agresseur, un mineur de son entourage.

Elle a décrit des gestes, des lieux avec trop de détails pour que ce soit une invention.

Julie a écouté, sonnée.

« Quand ma fille a fini de me raconter son histoire, je lui ai demandé d’aller mettre son pyjama.

— Que s’est-il passé après ?

— Après, je suis allée vomir. »

Je dis, à propos de la confidence de la petite : « une bombe ». C’est l’image utilisée par Julie. C’est aussi l’image utilisée par Anne-Charlotte Givern-Héroux, la thérapeute qui a assuré le suivi thérapeutique de M. et de sa mère.

Parce que Marie-Vincent a aussi un programme de thérapie pour les parents, afin de les « outiller » à aider leur enfant à se reconstruire après des sévices sexuels.

Le mineur agresseur, lui, a été arrêté, accusé. Il a été déclaré coupable. A écrit une lettre d’excuses.

Mais pour M., dans l’immédiat, il n’y avait rien. Ou presque. Elle a été vue à Marie-Vincent pour évaluation. Puis, on a mis son nom sur une liste d’attente pendant 14 mois. C’est moins que les 18 mois d’il n’y a pas si longtemps.

Je souligne que la première entrevue de la police avec M. a été faite dans les locaux de la Fondation. Ça peut sembler anodin, ça ne l’est pas : un poste de police n’est pas aussi convivial que les salles d’entrevue de Marie-Vincent. Les examens médicaux et gynécologiques peuvent aussi se faire dans l’édifice de la Fondation Marie-Vincent, dans le quartier Angus, dans Rosemont.

L’idée : que l’enfant ne soit pas trimballé partout, à gauche et à droite, pour qu’un maximum d’interventions se fasse à la Fondation Marie-Vincent… Y compris la thérapie.

Car M. a fini par accéder à la thérapie, 15 semaines de rencontres individuelles avec l’intervenante psychosociale Anne-Charlotte Givern-Héroux, des séances de 60 à 90 minutes. Puis, après, thérapie de groupe avec d’autres enfants victimes, pendant 14 semaines, des séances de 2 à 3 heures.

Julie me raconte comment les agressions ont changé sa fille, l’ont transformée en une petite boule de colère et d’anxiété : « Elle était incapable de faire certaines choses. Prendre le métro, aller au restaurant, chez le dentiste. Marcher dans la rue, le soir, avec moi, ça la paralysait, elle avait des crises de panique… Le cœur lui débattait. »

Et comme mère, Julie souffrait. Elle souffrait de voir sa fille souffrir. Elle souffrait de devoir rester en tout temps solide, inébranlable. Elle souffrait à cause de sa colère, de son sentiment de culpabilité…

« Quand je suis arrivée à Marie-Vincent, je leur ai dit : “Je veux bien parler à l’intervenante, mais je vous préviens : je ne vais jamais être capable de me débarrasser de ce sentiment de culpabilité…” »

Il y a un passage terrible dans le livre Triste tigre. L’autrice Neige Sinno écrit : « Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance. »

La petite M. m’a fait parvenir des extraits de son journal intime, écrit à la main, où elle évoque sa thérapie à la Fondation Marie-Vincent, qui venait de prendre fin : « Je me souviens des larmes, des sanglots et de cette douleur […] Je n’oublierai jamais cette douleur. Je m’en sens libérée, désormais […] Je suis plus HEUREUSE que jamais. »

Évidemment, la vie, c’est long : nul ne sait comment le traumatisme de l’agression incestueuse pourrait se manifester dans le cœur de M., dans les années à venir.

Mais Julie décrit la thérapie de sa fille comme une sorte de miracle : « C’est comme si on m’avait rendu ma petite fille, comme elle était avant… »

Je ne vous dis pas tout ça pour contredire le constat de Mme Sinno, pour qui il n’y a pas de happy end, de fin heureuse pour les enfants dont on a abusé. Mme Sinno a sans doute raison.

Mais Julie a un message : la thérapie est salutaire, pour les enfants victimes de sévices sexuels comme sa fille… pour peu qu’ils soient pris en charge rapidement. Le travail de la Fondation Marie-Vincent l’a été, salutaire, pour sa fille : Julie n’ose pas imaginer ce que vivrait aujourd’hui M. si elle n’avait pas été encadrée par Anne-Charlotte dans ces locaux lumineux, au sens propre et figuré.

Et ce fut salutaire pour Julie, aussi.

« En thérapie de groupe, j’écoutais d’autres parents. Je ne les jugeais pas. Je n’étais pas dans la condamnation. À un moment donné, je me suis dit : si je ne les juge pas, pourquoi je me jugerais ? »

* Prénom d’emprunt, pour protéger l’identité de l’enfant