(Marsabit) Halima ne lève pas les yeux durant l’entrevue, tortillant nerveusement sa robe traditionnelle satinée tout en s’efforçant de réprimer ses larmes.

L’adolescente de 13 ans répond d’une voix effacée sans prêter attention aux allées et venues d’une enfant de 2 ans à la tignasse noire, qui est sa fille.

La Kényane, qui réside dans un village accessible par des chemins de terre en périphérie de Marsabit, dans le nord du pays, a été « mariée » de force au tournant de la décennie avec un homme d’une quarantaine d’années.

Plutôt que de demander l’autorisation de ses parents, il l’a kidnappée, plaçant la famille devant le fait accompli pour obtenir l’autorisation formelle de l’épouser.

Halima a cru dans un premier temps que son mari veillerait sur elle en lui assurant à manger dans cette zone semi-aride marquée au cours des dernières années par une vague de sécheresses dévastatrices. Mais l’homme n’en avait cure et s’attendait à être servi. « Il ne me donnait rien », confie-t-elle.

Lorsqu’elle est tombée enceinte, il l’a abandonnée sans autre formalité.

Ses parents ont porté plainte à la police, mais l’affaire n’a pas abouti. L’homme a été relâché après avoir été brièvement détenu et vit aujourd’hui dans un village voisin de celui d’Halima.

« Je ne veux pas le voir. Il me fait peur », confie l’adolescente, qui survit avec l’aide de sa famille.

Elle aimerait retourner à l’école, parle même de la possibilité de devenir médecin, mais souligne du même souffle qu’il n’y a « personne d’autre pour s’occuper de son enfant ».

Diramu aurait pu subir un sort similaire il y a quelques années, mais son oncle a rapidement réussi à retrouver son ravisseur et a pu la ramener à la maison avant qu’il ne soit trop tard.

L’orpheline de 13 ans, qui a perdu sa mère en 2022, dépend aujourd’hui du soutien de l’oncle en question. Le quotidien est difficile, puisqu’il « n’a rien » et doit nourrir plusieurs autres enfants.

Elle espère pouvoir poursuivre ses études pour devenir enseignante, mais rien n’est assuré.

« Je la connais depuis qu’elle est petite. Si son oncle tente de la marier trop tôt, elle refusera », souligne Jane Jilloh, qui chapeaute un organisme favorisant la réinsertion professionnelle de femmes dans le besoin par le recours à l’artisanat.

Bahati Dida n’a pas eu le luxe de dire non lorsque ses parents lui ont annoncé à l’âge de 15 ans qu’elle serait bientôt mariée à un homme de 20 ans son aîné.

PHOTO VIVIANNE WANDERA, COLLABORATION SPÉCIALE

Bahati Dida, 23 ans, a été mariée de force alors qu’elle était adolescente.

Ma famille venait de perdre tous ses animaux en raison de la sécheresse et espérait se renflouer avec la dot devant être versée lors du mariage.

Bahati Dida

L’homme, dit la Kényane aujourd’hui âgée de 23 ans, a trompé sa famille et ne faisait rien pour l’aider, la contraignant à occuper de petits boulots de domestique pour tenter de rester à flot.

Lorsqu’elle est tombée enceinte, la jeune femme n’a eu d’autre choix que d’aller de l’avant avec la grossesse, l’avortement étant impensable.

Abandonnée par son mari, qu’elle n’a jamais revu, Bahati élève aujourd’hui son jeune garçon dans des conditions difficiles.

Elle aussi voudrait idéalement retourner à l’école, mais voit mal comment concilier la poursuite de ses études avec ses responsabilités maternelles et songe plutôt à ouvrir un petit commerce.

« Les hommes sont de mauvaises personnes », tranche la jeune femme, qui a subi en bas âge, comme la plupart des victimes de mariages précoces interrogées par La Presse, des mutilations génitales censées assurer sa « pureté ».

Des pratiques « profondément enracinées »

Bien qu’elles soient interdites depuis des décennies et aient reculé sensiblement à l’échelle nationale, elles persistent dans de nombreuses régions du Kenya. C’est le cas notamment dans le comté de Marsabit, où certaines communautés pastoralistes les imposent à toutes les filles, profitant de l’incapacité des autorités locales à faire respecter les lois.

Anna Maria Denge, qui est responsable des services sociaux dans la région, relève que le recours aux mariages précoces et aux mutilations génitales est « profondément enraciné » et reflète des préjugés tenaces.

« Les dirigeants sont des hommes qui pensent que les femmes doivent être vues, pas entendues », souligne la représentante gouvernementale.

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Halima avec sa fille de deux ans

D’importants efforts de sensibilisation sont menés directement dans les communautés pour faire évoluer les mentalités, mais beaucoup reste à faire, souligne Mme Denge, qui décrit Marsabit comme un des comtés les plus problématiques du pays sur ce plan.

Les plus récentes données gouvernementales indiquent que près de 90 % des filles qui y vivent subissent des mutilations génitales. Entre 50 et 60 % sont mariées précocement.

En 2021 seulement, plus de 3000 filles mariées précocement qui sont tombées enceintes avant 18 ans ont été recensées dans les centres de services de santé.

« Nous avons besoin de beaucoup de ressources pour faire changer les choses, mais les ressources sont limitées […] La capacité du gouvernement à investir est limitée », relève la gestionnaire.

Hakule Dida, l’une des aînées du village où La Presse a rencontré plusieurs adolescentes victimes de mariage forcé, souligne que leur situation lui « brise le cœur ».

La zone, dit-elle, a été dévastée par la sécheresse, fragilisant économiquement de nombreuses familles qui voient dans ces unions précoces une manière d’obtenir une dot susceptible de les tirer d’affaire ou de réduire le nombre d’enfants à nourrir.

« Mais il y a tellement de pauvreté actuellement que les gens n’ont souvent rien à offrir en dot », souligne Mme Dida.

Des fillettes sont parfois envoyées seules pour travailler dans des villes voisines et tombent enceintes après avoir été agressées, ce qui pousse leurs parents à les marier au plus vite.

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Hakule Dida, une aînée d’un village visité par La Presse dans la région de Marsabit, dit que la situation des fillettes mariées de force lui « brise le cœur ».

Beaucoup d’hommes profitent du fait que les filles sont laissées à elles-mêmes. Le manque de figures d’autorité susceptibles de les guider est un autre problème.

Hakule Dida

Mme Jilloh déplore qu’une fraction « très limitée » des abus qui surviennent dans le comté soit prise en charge par les autorités.

Elle n’hésite d’ailleurs pas à puiser dans ses propres ressources pour venir en aide aux plus vulnérables et assume actuellement les droits de scolarité de trois enfants « sauvés » de mariages précoces.

« J’ai déjà cinq enfants à moi. Ils se plaignent parfois du fait que j’amène d’autres enfants à la maison, mais ils comprennent l’importance de ce que je fais », dit-elle.

23 %

Proportion de filles au Kenya qui sont mariées avant l’âge minimum de 18 ans exigé par la loi. Dans certains comtés, notamment dans le nord du pays, le chiffre excède 55 %.

21 %

Proportion de femmes kényanes de 18 à 45 ans ayant subi en bas âge des mutilations génitales. Dans certaines communautés traditionalistes, c’est près de 100 %.