Il paraît qu’à détruire la virilité, on récolte Andrew Tate. C’est notre indécrottable propension à célébrer des hommes aux cheveux bleus et aux ongles fuchsia qui expliquerait la fulgurante popularité de cet influenceur misogyne auprès des garçons de la planète.

La théorie est populaire dans les milieux réactionnaires. J’ai lu quelque part qu’Andrew Tate, ex-kickboxeur américano-britannique accusé de viol et de traite humaine en Roumanie, n’est rien d’autre que « l’enfant inattendu du néoféminisme et de la théorie du genre ».

Autrement dit, ce serait la faute des wokes et des féministes déboussolées si des centaines de milliers de jeunes hommes à travers le monde sont désormais convaincus que les femmes doivent rester dans leur cuisine, ne pas conduire, assouvir sur demande les besoins sexuels de leur mâle alpha, sourire et, surtout, se taire.

Pardonnez-moi, mais je n’ai pas envie de me taire. J’en ai assez de ce discours geignard, toujours le même, qu’on recycle depuis des décennies au goût du jour.

Assez de me faire dire que si les phallocrates existent, c’est encore et toujours à cause des femmes qui poussent le bouchon trop loin.

Vraiment ? On tient le « néoféminisme » responsable de la popularité d’un influenceur qui proclame sans broncher que les femmes sont en partie responsables des agressions sexuelles dont elles sont victimes ? Vraiment. On est rendu là. C’est proprement… lunaire.

On nous dit que pour lutter contre les Andrew Tate de ce monde, il faudra reconstruire une masculinité forte, celle de l’homme « sachant retenir ses larmes et ne croyant pas que c’est en s’épanchant publiquement qu’il sera authentique », ai-je lu dans l’édition d’un journal qui ne datait pourtant pas de 1953. On nous dit qu’il faudra reconstruire la figure du gentleman, qui assume son rôle naturel de protecteur de femmes.

Mais qui protège les femmes, au fait, des adorateurs d’Andrew Tate ? Je parle des femmes comme la députée britannique Alex Davies-Jones, bombardée de menaces de mort et de viol pour avoir eu l’audace de critiquer l’odieux personnage.

Je parle de femmes comme la journaliste de La Presse Léa Carrier, qui n’a jamais reçu autant de commentaires sexistes qu’après la publication de son dossier sur l’engouement d’élèves québécois pour Andrew Tate, il y a une semaine1. Une avalanche qui prouve par l’absurde la pertinence de son reportage. « Pauvre petite… » « Article de petite woke prétentieuse et bien-pensante. » « Ferme ta gueule ! Un homme n’a pas eu la job parce que toi, tu l’as eue. »

Rectifions les faits : Léa Carrier incarne l’excellence de la relève journalistique au Québec. Elle écrit avec rigueur sur toutes sortes de sujets. J’ai en tête son reportage sur les textos au 911, qui pourraient sauver la vie de femmes victimes de violence conjugale en leur permettant d’envoyer discrètement un message de détresse2. Lorsque La Presse l’a publié, en janvier dernier, le projet était enlisé.

À peine deux mois plus tard, Québec a annoncé qu’il serait possible de texter le 911 d’ici mars 2025. Le reportage de Léa Carrier a sans aucun doute contribué à faire bouger le gouvernement.

On appelle ça du journalisme d’impact. Du journalisme qui sert à quelque chose. Pas du bla-bla idéologique rempli de calories vides.

Parlant de vrai journalisme, au Royaume-Uni, la BBC et The Observer se sont demandé comment un homme dont le plus grand titre de gloire consistait à s’être fait expulser de la téléréalité Big Brother avait pu devenir, deux ans plus tard, l’une des célébrités les plus googlées de la planète.

Leurs enquêtes ont montré que la viralité d’Andrew Tate n’avait rien d’un hasard. Rien à voir, non plus, avec notre célébration névrotique des chochottes aux cheveux bleus.

Pour recruter un nombre exponentiel d’abonnés TikTok, Andrew Tate a plutôt encouragé activement les internautes à inonder les médias sociaux de ses vidéos les plus controversées. Quand un abonné inscrit à son école en ligne (avec l’espoir d’apprendre à devenir riche en quelques trucs faciles) en recrutait un autre, l’influenceur lui versait la moitié des frais d’inscription.

C’est ainsi qu’Andrew Tate a créé sa propre armée promotionnelle. Il a conseillé à ses soldats virtuels d’attiser la controverse pour augmenter la viralité de leurs publications en ligne. « Vous voulez des disputes, vous voulez la guerre », a-t-il écrit dans un guide, cité par The Observer3.

Son cynique piège à clics lui a rapporté des millions – et a eu des impacts bien réels, hors ligne. Soudain, des parents ne reconnaissaient plus leur fils. Des enseignantes perdaient le contrôle de leur classe. Des adolescentes se retrouvaient avec un copain agressif et contrôlant…

En octobre, 33 États américains ont lancé une mégapoursuite contre Meta, l’accusant de rendre délibérément les enfants accros à Facebook et Instagram. Ils allèguent que les algorithmes de ces plateformes ont été conçus de manière à aspirer les jeunes dans des trous noirs toxiques.

Comme Big Tobacco l’a fait pendant des années, Meta a choisi de maximiser ses profits aux dépens de la santé publique, dénoncent-ils.

C’est ça, le vrai danger : ces algorithmes qui enfument l’esprit des jeunes et qui les radicalisent, un par un, derrière leurs écrans. Pas le vernis à ongles des hommes, encore moins leurs larmes.

Note : Léa Carrier sera à Tout le monde en parle ce dimanche soir pour discuter de la montée du discours misogyne dans les écoles québécoises.

1. Lisez le dossier de Léa Carrier « Le discours misogyne entre à l’école » 2. Lisez l’article « Un texto au 911 ? » 3. Lisez l’article de l’Observer sur le site du Guardian (en anglais)