Où que je sois en France, je cherche le palais de justice. À Paris ou à Rouen, l’édifice plusieurs fois centenaire vaut la visite à lui seul. À la différence des châteaux ou des cathédrales, toutefois, ces palais ne sont pas que des vestiges majestueux. Ils sont encore grouillants de vie et de drames contemporains.

Peu importe le bled, je ne peux m’empêcher de pousser les grandes portes pour aller voir comment on juge les gens. J’entre au hasard dans une des salles lambrissées, et j’observe le fonctionnement de cette justice tellement étonnante pour un juriste nord-américain. Je m’y trouve aussi dépaysé que devant le plat de tentacules de poulpe vivant qu’on m’a servi dans un marché public de Séoul.

La durée des procès, les droits de l’accusé, la procédure, la terminologie : tout contribue à la création d’un spectacle délicieusement exotique.

Mais rien sans doute ne bat le procès d’Éric Dupond-Moretti, qui vient de s’ouvrir à Paris. Connu au Québec comme le conjoint d’Isabelle Boulay, l’homme a été un des plus célèbres avocats de la défense (pénaliste, comme on dit dans l’Hexagone) de son pays, avant de devenir garde des Sceaux et ministre de la Justice.

Voici donc le ministre de la Justice de France lui-même traduit devant la justice pour des infractions criminelles commises dans l’exercice de ses fonctions.

En soi, l’affaire fait désordre : le ministre signe des décrets et exerce ses pouvoirs matin et soir, mais il passe deux semaines assis au banc des accusés – le « banc d’infamie », comme il l’a appelé lundi, selon une terminologie qui n’a plus cours, pour exprimer l’injustice qui lui serait faite.

Dupond-Moretti a l’entier soutien du président Macron. Il a été question de le remplacer temporairement par la première ministre Élisabeth Borne, mais il a insisté pour garder les pleins pouvoirs, et si ce n’était cet empêchement judiciaire, il aurait siégé au Conseil des ministres mercredi.

De quelle infraction est-il accusé ? De « prise illégale d’intérêts » – un crime qui n’existe pas dans notre droit, mais qui est l’équivalent d’un « abus de confiance », ce qui englobe toute conduite malhonnête d’un titulaire de charge visant à faire perdre des droits, de l’argent ou un titre à quelqu’un.

ILLUSTRATION BENOIT PEYRUCQ, AGENCE FRANCE-PRESSE

Croquis du procès d'Éric Dupond-Moretti, lundi

Selon l’accusation, Dupond-Moretti aurait entrepris une vendetta contre des magistrats dans deux affaires différentes. Il faut savoir que dans sa carrière turbulente, Dupond-Moretti ne s’est jamais gêné pour dénoncer violemment les juges. Sa nomination a d’ailleurs fait scandale dans la magistrature et un syndicat de juges (car ils ont en France un statut de quasi-fonctionnaire) y a vu une sorte de déclaration de guerre contre les magistrats.

Plus précisément, dans un cas, le ministre a ordonné la tenue d’une enquête contre trois magistrats ayant permis qu’on épluche ses factures de téléphone. Les magistrats tentaient de découvrir qui était la « taupe » ayant permis à Nicolas Sarkozy de savoir qu’il était lui-même sur écoute. Dupond-Moretti y a vu à bon droit une attaque à sa vie privée et à son secret professionnel. Il se défend en disant que la demande d’enquête avait été décidée par son ministère avant même son arrivée. Il n’empêche qu’il suivait son évolution de très près.

Dans un autre cas, on lui reproche d’avoir également lancé une enquête contre un magistrat avec qui il avait aussi eu une passe d’armes dans sa carrière de pénaliste : le juge d’instruction avait divulgué de l’information confidentielle à une chaîne de télé (comme il arrive très souvent en France).

Aucun des magistrats visés par ces enquêtes n’a été condamné en discipline, mais il va de soi que cela leur a causé des tracas.

Est-ce que vraiment Dupond-Moretti a abusé de son pouvoir ? Le simple fait pour lui de ne pas avoir été à distance de dossiers où il a été personnellement impliqué est, disons, intrigant. Est-ce pour autant une infraction pénale ?

On voit en toile de fond de ce procès toutes les couches d’intrigues judiciaires et politiques dont la France a le secret : enquête, contre-enquête, politiciens visés par des instructions, tentatives d’ingérence politique, règlements de comptes politiques et judiciaires sur fond de conflits d’intérêts…

Comme Dupond-Moretti est jugé pour des actes commis dans l’exercice de ses fonctions, il n’est pas devant une cour de droit commun, comme n’importe quel citoyen, mais devant un tribunal d’exception : la Cour de justice de la République, créée il y a 30 ans. Songez qu’il a fallu créer une cour spéciale pour les affaires de corruption, tant il y a eu de politiciens mêlés à des embrouilles au fil des ans.

La Cour est composée de trois juges de la Cour de cassation (Cour suprême de France) et… douze politiciens : six députés de l’Assemblée nationale et six sénateurs choisis par leurs pairs. La culpabilité est déterminée à la majorité absolue, sur vote secret.

Cette instance étrange, où le législatif se mêle au judiciaire, a été critiquée depuis sa création, menacée d’abolition, mais est toujours en place. Cela ressemble un peu à une procédure d’impeachment américaine, où les élus sont des juges.

Mais dans le cas présent, il ne s’agit pas de destituer Dupond-Moretti : il risque cinq ans d’emprisonnement et 500 000 euros d’amende.

Quelle est l’indépendance véritable, ou même l’apparence d’indépendance de cette cour très majoritairement composée de parlementaires ? Qu’elle soit trop clémente ou trop sévère, vu le mélange des genres judiciaires, on pourra toujours y voir une forme de jugement politique de l’accusé. Historiquement, elle a eu tendance à être plutôt clémente. Mais comme la cour gère aussi les plaintes, l’accusation elle-même prend une allure politique.

Pourquoi un politicien ne pourrait-il pas être jugé par une cour de droit commun, sous prétexte que les faits reprochés se sont produits pendant qu’il était au pouvoir ?

Je sais qu’aucun système n’est parfait, et que le nôtre est tout aussi exotique du point de vue européen.

Mais dans ce cas précis, même vu de France, ce procès inédit est absolument étrange.