Un des pires souvenirs de mes années au secondaire implique une violente séance d’intimidation dans les toilettes, avec insultes, claques au visage et menaces de me plonger la tête dans une cuvette.

J’étais en première année du secondaire, à Chicoutimi. À l’époque, l’école qui accueillait les enfants tout frais débarqués du primaire offrait également des programmes professionnels à des élèves beaucoup plus âgés. Parmi ceux-ci, il y avait immanquablement des imbéciles qui s’amusaient à terroriser les petits nouveaux.

Pour les enfants de 12 ans, c’était presque inévitable, une sorte de passage obligé. Ce n’en était pas moins terrifiant. Je me rappelle avoir été séquestrée sur l’heure du midi dans des toilettes laissées sans surveillance. Les intimidateurs avaient le champ libre.

Mais je devrais écrire « les intimidatrices », parce que cette histoire se passait exclusivement entre filles, dans les toilettes des filles.

Ça m’est revenu en tête, avec ce débat sur les toilettes mixtes à l’école. La semaine dernière, le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, a rappelé à l’ordre l’école secondaire d’Iberville, à Rouyn-Noranda : pas question de convertir les toilettes pour filles ou garçons en blocs sanitaires mixtes. « On ne veut pas aller là », a tranché le ministre.

Partout, on a dénoncé haut et fort cet accommodement déraisonnable offert aux personnes trans et non binaires. Les toilettes mixtes, non merci ! Bousculer les habitudes de tout le monde pour deux ou trois élèves différents, franchement, cela allait beaucoup trop loin. Une fois de plus, on cherchait à imposer des idéologies radicales à l’école…

On peut sans doute en débattre. Le gouvernement peut bien créer un comité de sages, s’il juge n’avoir rien de plus urgent à faire. Mais dans cette histoire, une chose semble avoir été complètement occultée : à l’école d’Iberville, le réaménagement des toilettes n’avait rien à voir avec les élèves transgenres.

Le 30 août, les autorités scolaires ont tenté d’expliquer aux médias locaux ce projet qui commençait déjà à faire des vagues. Elles ont alors précisé que la décision d’opter pour des toilettes mixtes n’avait « pas été prise pour accommoder les élèves issus de la diversité sexuelle et de genre », a rapporté TVA Abitibi-Témiscamingue.

Lisez l’article « La direction et le CSS font le point sur les toilettes mixtes »

Cette précision s’est perdue, dirait-on, quelque part dans le parc de La Vérendrye. Ce n’est pourtant pas un détail. J’aurais bien voulu en discuter avec le directeur de l’école, Jean-François Parent, mais il a décliné, vu la tempête dans l’urinoir provoquée par ce projet. Un porte-parole s’est borné à m’écrire que les toilettes devaient être rénovées parce qu’elles étaient « vétustes ».

Le 30 août, M. Parent avait montré les plans des blocs sanitaires aux médias locaux. Les nouvelles toilettes auraient été dotées de cabines entièrement fermées du plancher au plafond. Seul l’espace réservé aux lavabos aurait été commun aux élèves. Cet espace aurait été largement vitré, afin de permettre une surveillance à partir du corridor.

Je regardais ces plans et je me disais que si les toilettes de mon école secondaire avaient ressemblé à ça, j’aurais moins craint de boire la tasse au fond d’une cuvette.

Je le répète, je n’ai rien contre le débat. Encore faut-il débattre à partir de faits. Écartons donc la question tristement clivante des enfants trans (qui ont certainement besoin, comme tous les enfants, de se sentir en sécurité aux toilettes).

Concentrons-nous sur les toilettes mixtes à l’école. Pour justifier son refus, le ministre Benard Drainville nous a demandé de penser à de jeunes filles qui ont leurs premières règles, « qui sortent du cubicule » et que les garçons regardent. « Imaginez la scène, les moqueries, le sarcasme, l’humiliation. »

Cette description ne tient pas compte des faits. Les plans de l’école d’Iberville ne prévoyaient pas de cubicules, mais des cabines fermées, sans espace permettant de regarder en dessous ou au-dessus. Ces cabines devaient justement assurer une plus grande intimité aux élèves.

Et pourtant. « Vous vous basez sur quelle expertise pour prendre cette décision-là aujourd’hui ? », a demandé un journaliste au ministre Bernard Drainville, qui a répondu : « Sur l’expertise intimité, monsieur. Sur l’expertise intimité. »

Sans vouloir rien enlever à l’expertise intimité du ministre, voici un autre éclairage, provenant d’une véritable spécialiste. Édith Maruéjouls, directrice générale de l’Atelier Recherche Observatoire Égalité de Bordeaux, possède une solide expérience terrain. Depuis 15 ans, cette géographe aménage des toilettes mixtes dans des écoles françaises – et elle étudie les résultats.

Son constat : la non-mixité masque les vrais problèmes.

Les toilettes, c’est le premier lieu de harcèlement scolaire. L’entre-soi des filles et l’entre-soi des garçons ne protègent pas des violences.

Édith Maruéjouls, de l’Atelier Recherche Observatoire Égalité

Les petits ont souvent peur des grands. Plutôt que de séparer les élèves en fonction de leur sexe, mieux vaudrait les séparer en fonction de leur âge.

En France, souligne-t-elle, 8 élèves sur 10 se retiennent d’aller aux toilettes. À cause du risque de harcèlement, mais aussi du manque d’intimité offert dans ces lieux d’aisances. Les envies, même pressantes, peuvent être freinées par des cloisons trop minces. Ça entraîne de réels problèmes de santé : constipation, infection urinaire, etc.

Des études montrent par ailleurs qu’une majorité de garçons français n’aiment pas les urinoirs, parce qu’ils hésitent à faire pipi sous le regard des autres, note Mme Maruéjouls. Pourtant, on continue de leur imposer des urinoirs, comme si la société ne pouvait concevoir leur besoin d’intimité.

L’autre problème avec les urinoirs, c’est qu’ils transforment les toilettes en « lieu d’impunité », ajoute l’experte. Les adultes ne peuvent pas entrer pour voir ce qui s’y passe puisque les garçons s’exposent pour uriner. En supprimant les urinoirs, on peut aménager des espaces lavabos ouverts aux regards. Sachant qu’il peut être aperçu à tout moment, un élève y réfléchira à deux fois avant de poser un geste pour lequel il risque d’être réprimandé.

C’est exactement ce que prévoyait faire l’école d’Iberville avec ses espaces vitrés donnant sur le corridor. L’idée n’était pas d’accommoder les enfants trans, mais de rendre les toilettes plus accueillantes et sécuritaires – pour tout le monde.