« À part ma famille proche, celui qui connaît le mieux mon état de santé au Québec, c’est le gars du UPS Store ! »

Philippe Georgiades n’exagère (presque) pas. Sa récente plongée dans les dédales du système de santé québécois est digne de la maison qui rend fou des Douze travaux d’Astérix.

À deux reprises, dans le passé, cet enseignant de la Rive-Sud de Montréal a consulté un médecin spécialiste pour des ennuis de santé. Lorsque les symptômes ont réapparu, au début de l’été, Philippe Georgiades s’est inquiété. « Je voulais revoir le spécialiste. Naïvement, j’ai pris le téléphone et j’ai appelé pour prendre rendez-vous. »

Pensez-vous ! Ç’aurait été trop simple. « Ils m’ont dit d’appeler au GAP, le Guichet d’accès à la première ligne. » Il devait obtenir l’ordonnance d’un omnipraticien afin de consulter son spécialiste. Or, son médecin de famille venait de prendre sa retraite.

« Au GAP, un médecin m’a ausculté pour me dire qu’il fallait que je reconsulte mon spécialiste. Tout ça aurait pu être évité, mais bon… »

Enfin muni de la précieuse ordonnance, Philippe Georgiades a rappelé le spécialiste pour prendre rendez-vous.

C’était trop simple, encore une fois. On lui a dit qu’il devait faxer l’ordonnance.

L’homme a protesté : « Oui, mais j’ai déjà un dossier chez vous… » Rien à faire. Il fallait suivre la procédure. Comme il ne possédait plus de télécopieur depuis à peu près un siècle, Philippe Georgiades s’est rendu au comptoir UPS de sa ville pour faxer l’ordonnance en question. Puis il a attendu.

Au bout de deux semaines, son téléphone a sonné. C’était… l’employé du comptoir UPS :

« On a reçu un fax à ton attention…

— C’est quoi ?

— Veux-tu que je te le lise ?

— Euh, oui… »

Pendant que l’employé lisait, au bout du fil, une pensée a traversé l’esprit de Philippe Georgiades : une chance que je ne consulte pas pour une gonorrhée…

L’employé a fini de lire :

« L’ordonnance aurait dû être faxée au CRDS.

— Au quoi ? Peux-tu répéter ?

— Au C-R-D-S. »

Désorienté, Philippe Georgiades s’est rendu au comptoir UPS pour récupérer le fax. « J’ai bel et bien lu “CRDS”, un sigle que je ne connaissais pas. Alors, j’ai googlé “CRDS”. »

C’était le Centre de répartition des demandes de service. « Je ne comprenais pas trop comment fonctionnait le formulaire en ligne, sur le site, alors j’ai appelé le 811, où on m’a dit que je n’avais pas à le remplir, que c’était au médecin de famille de le faire… »

De quoi rendre fou, je vous dis.

Peut-être s’agit-il d’un cafouillage isolé. Peut-être. Mais Philippe Georgiades n’est certainement pas le premier Québécois, ni le dernier, à se perdre dans les labyrinthes de notre système de santé.

Ces fax qui refusent de disparaître, en 2023, sont aussi un symbole. Celui de notre impuissance collective à faire bouger ce mastodonte d’un millimètre, peu importent les efforts et la volonté qu’on y mette.

Les politiciens, les médecins, les pharmaciens, les patients… tout le monde juge que le recours généralisé aux télécopieurs n’a plus de bon sens. Que c’est terriblement archaïque. Une magistrale perte de temps. Du temps dont on manque, cruellement, pour soigner les patients.

Et pourtant, ça continue. En 2019, le gouvernement a promis la fin du fax en 2023. Ça n’arrivera pas. Au contraire, depuis la pandémie, la télémédecine a fait grimper en flèche le nombre d’ordonnances envoyées par télécopieur aux pharmacies du Québec.

C’est formidable, n’est-ce pas ? On peut désormais étudier, magasiner, faire nos transactions bancaires en ligne. Mais informatiser nos données médicales, apparemment, c’est très complexe.

On nous explique que la tâche est colossale. Le réseau est composé de 10 000 systèmes technologiques qui ne communiquent pas entre eux.

Je ne doute pas de la complexité du défi à relever. La pandémie a pourtant prouvé que le paquebot était capable de tourner sur un 10 cents. Rappelez-vous le décompte des morts par fax, au début de la crise. Il n’avait fallu qu’une petite semaine – et une forte pression politique – pour créer un formulaire électronique simplifié.

« Le réseau de la santé est très bon pour gérer une crise, mais mettre un système plus centralisé qui permettrait des échanges sécurisés dans tout le réseau, ça n’a pas été fait », nuance Alexandre Allard, président sortant de l’Association des gestionnaires de l’information de la santé du Québec.

Au fond, le fax n’est pas le vrai problème. Pas le seul, à tout le moins.

Le vrai problème, c’est que les professionnels de la santé croulent sous la paperasse. En soins à domicile, ils passent 70 % de leur temps à faire autre chose que soigner, révélait ma collègue Fanny Lévesque cette semaine. Bien malgré eux, ils sont devenus des gratte-papier incapables d’accomplir la moindre tâche sans avoir à remplir un formulaire.

Consultez le dossier « Trop de temps loin des patients »

La ministre déléguée à la Santé, Sonia Bélanger, veut changer ça. Elle lance donc un chantier pour poser un diagnostic terrain, loin des « grands processus technocratiques ».

On lui souhaite bonne chance, tout en lui rappelant les paroles du sociologue français Edgar Morin : « La bureaucratie est une maladie dégénérative des administrations. » Dans l’espoir de l’enrayer, on lance parfois des chantiers qui finissent par créer… plus de bureaucratie.

On souhaite également la meilleure des chances au ministre de la Santé, Christian Dubé, déterminé à « shaker les colonnes du temple » et à informatiser les données médicales de tous les patients du Québec d’ici quelques années.

De la chance, le ministre en aura besoin. La transition numérique, si elle se réalise, risque fort d’être chaotique. Chose certaine, elle coûtera des milliards. Parce que non, elle ne pourra pas se faire sur le coin d’une table, prévient Alexandre Allard.

Il faudra, notamment, assurer la confidentialité des données. « Ce n’est pas vrai qu’en communiquant via Gmail et Outlook, on a un niveau de sécurité suffisant. » À ce compte-là, mieux vaut continuer à utiliser le fax, plus discret que le courriel.

À moins, bien sûr, que le télécopieur se trouve au comptoir UPS de votre localité.