(Québec) Numériser les ordonnances, retranscrire les notes, mener des évaluations qui durent des heures et parcourir des dizaines de kilomètres : les tâches administratives et les déplacements accaparent environ 70 % du temps du personnel soignant affecté aux soins à domicile.

C’est l’un des constats gênants du gouvernement Legault, qui s’est engagé dans son deuxième mandat à opérer une « vraie révolution » dans les soins à domicile.

Un document de travail obtenu par La Presse – et qui révèle les visées de la ministre déléguée à la Santé et aux Aînés, Sonia Bélanger, pour améliorer l’accès aux soins à domicile (voir autre onglet) – place en effet le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) devant des défis colossaux.

Malgré des investissements significatifs depuis 2018, plus de 70 % des usagers en attente reçoivent un service de soutien à domicile en dehors des délais prescrits. Au centre du problème : les professionnels de la santé passent le plus clair de leur temps à faire autre chose que de soigner.

« Au niveau des infirmières, les tâches administratives peuvent prendre facilement 75 % du temps et le peu qui reste, et encore là, je suis généreuse, c’est auprès du patient », illustre Linda Gingras, infirmière auxiliaire au CLSC Mercier-Est–Anjou à Montréal.

Du travail de bureau qui est par ailleurs alourdi par « des troubles informatiques » alors que les systèmes « ne sont pas à jour », poursuit celle qui est aussi déléguée syndicale de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal.

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C’est sur le plan des services psychosociaux que la situation est la plus dramatique, selon le document de travail préparé par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). On y apprend que la proportion des « heures indirectes » des travailleurs sociaux atteint 76 %.

Qu’est-ce que des « heures indirectes » ? Il s’agit du temps où l’employé du réseau de la santé n’est pas en contact direct avec un usager.

C’est aussi dans les services psychosociaux où il y a la plus grande proportion d’usagers en attente, avec les services d’ergothérapie à domicile et de nutrition.

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De l’aveu même de la ministre Bélanger, les services psychosociaux constituent pourtant la « porte d’entrée » de l’usager pour le soutien à domicile. Elle a décidé de prioriser ce secteur dans le cadre de sa nouvelle démarche qui doit servir « à bâtir le virage vers les soins à domicile ».

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Son projet, appelé « valorisation des activités cliniques SAD », vise à accroître le volume de visites à domicile tout en augmentant le nombre d’heures passées auprès de l’usager, dans « un contexte de pénurie d’effectifs sans précédent », écrit-on dans le document de travail.

« Rien à voir avec les tâches cliniques »

Selon Linda Gingras, le personnel soignant, après sa tournée sur le terrain, doit effectuer énormément de « paperasse » comme retranscrire des notes manuscrites, remplir des formulaires et autres documents d’évaluation.

Elle cite l’exemple où une infirmière qui constate qu’un usager n’est plus apte à demeurer à domicile doit faire les démarches pour lui trouver une place dans un milieu d’hébergement. « Ça peut prendre, tout dépendant du patient, une demi-journée à trois jours », explique Mme Gingras.

« L’infirmière doit faire la collecte d’information […], rapatrier les documents, faire le contact avec les résidences, rencontrer la famille, faire les recherches pour trouver une place […]. Il y a des choses qui n’ont rien à voir avec les tâches cliniques », énumère-t-elle.

Ces tâches devraient être partagées avec les travailleurs sociaux et les agents administratifs, souligne-t-elle.

Un autre « fléau », aux yeux de la soignante : le déplacement des travailleurs de la santé dans la métropole.

Les intervenants affectés au soutien à domicile doivent accomplir ce qui est appelé dans leur jargon « une route ». Il s’agit en fait d’une liste de patients à visiter. La durée du trajet est calculée en « heures-soin », c’est-à-dire en fonction du temps alloué pour chaque acte.

La fille qui part avec son auto pour réaliser [une route] de 4 heures-soin, ça ne tient pas compte des embouteillages, [de la recherche] de stationnement, des cônes qu’il y a partout. Tout ce temps n’est pas comptabilisé.

Linda Gingras, infirmière auxiliaire au CLSC Mercier-Est–Anjou

Elle note également que l’ordre des visites est établi selon l’état de santé de l’usager sans égard à sa localisation, ce qui leur fait perdre un temps précieux sur la route.

Un « système complètement arriéré »

De l’avis de Philippe Voyer, expert en soins infirmiers gériatriques et directeur des programmes de baccalauréat en sciences infirmières à l’Université Laval, ces constats n’ont rien d’étonnant. Il faut rappeler que différents rapports – de la vérificatrice générale et de la protectrice du citoyen, notamment – ont démontré au cours des dernières années d’importantes lacunes dans l’offre de services de soutien à domicile.

PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

Philippe Voyer, expert en soins infirmiers gériatriques et directeur des programmes de baccalauréat en sciences infirmières à l’Université Laval

J’ai fait des soins à domicile au CLSC de l’Estuaire en 1995 et c’était comme ça. On allait faire cinq, six visites le matin et on passait l’après-midi à faire de la paperasse. Je peux vous dire qu’il y a plusieurs milieux où c’est encore comme ça. […] C’est complètement arriéré comme système.

Philippe Voyer, directeur des programmes de baccalauréat en sciences infirmières à l’Université Laval

Selon lui, la solution réside dans l’amélioration des pratiques et l’organisation du travail, et l’implantation de technologies. « Ça passe par de plus petites équipes de professionnelles qui se parlent, avec des dossiers électroniques, et des territoires plus petits pour se déplacer », avance-t-il.