Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

La décision de Meta de bloquer l’accès aux nouvelles au Canada est une mauvaise nouvelle financière pour les médias… qui fait suite à une série de mauvaises nouvelles financières qui se prolonge depuis une décennie.

Mais ce n’est pas le plus grave dans cette annonce. Loin de là.

Le plus grave, c’est la disparition sur la place publique virtuelle la plus utilisée au Canada de toute information produite de manière professionnelle.

Imaginez : c’est comme si tout d’un coup les journaux disparaissaient entièrement de toutes les grandes villes du pays.

La vie continue.

Les gens se croisent, discutent, échangent dans les parcs, les places publiques, les espaces communs.

Mais on a vidé tous les kiosques et les dépanneurs de leurs journaux. On a retiré les journaux de tous les cafés. On a fait disparaître les nouvelles de tous les téléphones cellulaires et de tous les écrans publics dans le métro, les aéroports, les bars, les restaurants.

Et on a remplacé tout ça par des images et des vidéos de chats.

La vie continue donc, mais il n’y a plus d’information vérifiée, produite par des journalistes, nulle part dans l’espace public.

Vous trouvez que j’exagère avec mon analogie ? Pourtant, elle est collée à la réalité des années 2020.

Facebook est devenue l’agora publique la plus achalandée au pays, avec 27 millions d’utilisateurs !

Ces plateformes sont devenues un espace essentiel du dialogue collectif. Elles alimentent les débats de société. Les élus du gouvernement et des partis de l’opposition s’y expriment. La mobilisation citoyenne y est facilitée.

Bref, la démocratie s’exprime aujourd’hui sur ces plateformes, aidée par l’information de qualité qui y circule.

C’est pourquoi le tiers des adultes québécois utilisent les réseaux sociaux comme principale source d’information sur l’actualité*, pas juste comme outil de divertissement et de connexion aux amis.

Et plus l’âge baisse, plus les chances que les plateformes soient la principale source d’information sont grandes, comme le rappelait vendredi Yves Boisvert. C’est le cas pour les deux tiers des 18 à 24 ans !

Je répète. Leur. Principale. Source. D’information.

Lisez la chronique « Quand Facebook est plus fort que l’État »

Donc, la décision de Meta (Facebook, Messenger, Instagram) de bloquer définitivement toutes les nouvelles de ses plateformes sera l’équivalent de plonger toutes ces personnes dans le noir.

Bien sûr, Facebook et Google prétendent que la publication d’information factuelle provenant des salles de rédaction du pays leur rapporte des peanuts.

C’est un mensonge.

Meta peut bien jouer avec la vérité en affirmant que les publications venant des nouvelles de La Presse ne lui rapportent presque rien. La vérité, c’est que les géants du web sont capitalisés dans les milliards parce qu’ils offrent une panoplie de contenus qu’ils ne produisent pas. Et surtout, parce que ce contenu qu’ils distribuent sans payer leur a permis d’accaparer 80 % des pubs numériques grâce à un contrôle total de la chaîne publicitaire en ligne, de la technologie utilisée par les sites web aux données récoltées, en passant par les outils dont se servent les annonceurs.

Jamais ils n’auraient réussi un tel tour de force sans l’apport de contenu frais, sans cesse renouvelé, offert gratuitement sur leurs plateformes… car payé par les médias qui emploient ces journalistes.

Mais si c’était si vrai, me direz-vous, pourquoi Meta bloquerait ainsi l’accès à l’actualité au Canada ? Si Facebook avait tant à gagner des nouvelles produites par des journalistes professionnels, pourquoi s’en priverait-il avec une telle désinvolture ?

Simplement parce que Meta, comme les autres plateformes, craint que le Canada ne soit un cheval de Troie qui traverse bientôt la frontière américaine.

L’Australie était bien seule avec son initiative en 2021, Facebook a donc fini par embarquer, car c’était sans grande conséquence. Puis il y a eu la France et l’Union européenne, Google a alors plié. Ce qui confirme la valeur de l’information pour ces plateformes, prêtes à verser des millions à leurs auteurs.

Mais aujourd’hui, la situation est fort différente, comme le prouve le projet de loi à l’étude en Californie, qui est semblable au projet de loi C-18. Soudainement, non seulement les États qui osent agir sont plus nombreux qu’il y a deux ans, ils ont aussi pignon sur rue aux États-Unis. Et eux aussi cherchent à rééquilibrer le rapport de forces entre les médias, dont le nombre diminue d’année en année, et des géants du web toujours plus puissants.

Lisez l’article « Partage des revenus avec les médias : la Californie tient tête aux géants numériques »

Et c’est donc aux élus américains que Meta envoie un message en plongeant les Canadiens dans le noir.

* Une enquête menée l’an dernier par l’Académie de la transformation numérique de l’Université Laval a révélé que 33 % des adultes québécois utilisaient les réseaux sociaux comme principale source pour s’informer sur l’actualité, une proportion qui passe à 50 % chez les répondants âgés de 25 à 34 ans et à 67 % chez ceux de 18 à 24 ans.