Chaque époque de l’histoire a connu ses superpuissances, qui ont dominé économiquement, militairement, culturellement le monde – ou disons : certains mondes.

Quelle sera la prochaine ?

Ce n’est ni la Chine ni l’Inde ni certainement la Russie, bien que tout pays possédant l’arme nucléaire soit dans une catégorie à part.

La prochaine « superpuissance » n’est pas un État, selon le politologue Ian Bremmer1. Ce sont les géants de la technologie et de l’internet. Ils flottent par-dessus les États, échappent à leur régime fiscal, évitent l’application des lois le plus possible. Plus fondamentalement, ces sociétés jouent un rôle profond dans la formation des gouvernements, l’organisation des oppositions, les techniques de guerre, les comportements des individus. Ce ne sont plus simplement des outils, mais un pouvoir, un superpouvoir, insaisissable.

Nous en avons un tout petit mais très éloquent exemple depuis jeudi au Canada : Meta, société mère de Facebook et d’Instagram, annonce qu’elle bloquera tout le contenu journalistique canadien de ses plateformes dès l’entrée en vigueur de la Loi sur les nouvelles en ligne (projet de loi C-18).

Presque 8 adultes sur 10 sont des utilisateurs de Facebook au Canada. C’est ce qui s’appelle une position dominante dans un marché…

Chez les 25 à 34 ans, les « réseaux sociaux » en général sont la principale source d’information. Une proportion qui grimpe à 67 % chez les 18 à 24 ans, d’après l’Académie de la transformation numérique de l’Université Laval.

Bloquer le contenu des médias canadiens sur le plus influent réseau social, c’est donc un geste politique de conséquence, étant donné la force de Facebook-Meta dans l’oligopole des géants technos.

C’est aussi, conséquemment, laisser la place à tout le reste, qui est constitué – pas seulement, mais entre autres – de merdes complotistes d’intensité variable, ou de désinformation organisée par des puissances étrangères. Sans parler des contenus frauduleux et diffamatoires, qui polluent leurs réseaux sans qu’ils y fassent rien, ou presque.

On me dira : Facebook a annoncé le même boycottage des nouvelles en Australie quand une loi semblable a été adoptée, mais a reculé une semaine plus tard.

Justement : l’entreprise a reculé parce que la réaction populaire a été virulente. Elle devrait l’être ici aussi.

Les journaux se trouvent devant Facebook un peu comme dans le vieux gag du gars qui va voir le psy parce que son frère se prend pour une poule, raconté par Woody Allen dans Annie Hall.

« Amenez-moi votre frère, je vais voir ce que je peux faire, répond le psy.

— Le problème, c’est que j’ai besoin des œufs… »

Les médias canadiens, ou ce qu’on appelait « les journaux », sont un peu là. D’un côté, ils disent se faire voler des revenus par les géants de l’internet. Mais de l’autre, ils dénoncent la censure quand Meta arrête de diffuser leurs articles sur Facebook et Instagram.

C-18 obligera les Facebook et Google de ce monde à négocier avec les médias des redevances pour les revenus publicitaires générés par la diffusion du contenu journalistique. Ils ne le prennent pas.

Certains critiques avancent que la loi est mal conçue, nuira à l’innovation journalistique et confortera des modèles économiques dépassés2.

Ce n’est pas mon avis, mais ce qui m’intéresse et m’inquiète aujourd’hui, c’est la réaction même de Facebook-Meta. Elle résume l’incroyable pouvoir de chantage entre les mains de quelques sociétés transnationales dont l’influence va bien au-delà de l’ordre économique.

En quelques années à peine, et sans trop qu’on s’en aperçoive, c’est une sorte de prise de possession algorithmique des esprits qui s’est opérée.

Ces géants technos, qui jurent pourtant respecter les lois de tous les pays, ne rendent des comptes à aucune instance, ne se heurtent à aucun contre-pouvoir réel.

Sans doute C-18 n’est-il pas le modèle parfait, ni le seul, pour faire vivre un journalisme digne de ce nom, indispensable à la vie démocratique.

Mais au moins, c’est un anticorps envoyé dans un système médiatique qui faiblit à vue d’œil. Un minimum de contribution pour l’utilisation abondante d’un contenu coûteux à produire, payant à faire circuler.

La menace de Meta nous enseigne que les géants technos se comportent en effet comme des superpuissances : ils ne négocient pas, ils menacent.

Raison de plus pour ne pas reculer.

1. Lisez le texte d’Ian Bremmer (en anglais) 2. Lisez le texte de Sue Gardner (en anglais)