Adopté jeudi par le Sénat, le projet de loi C-18 visant à assurer un « partage équitable des revenus entre les plateformes numériques et les médias » aura force de loi dans six mois. Le géant Meta, refusant de s’y soumettre, a annoncé qu’il bloquerait le contenu des médias d’information sur ses plateformes Facebook et Instagram. Survol.

Les utilisateurs se tournent-ils vraiment vers Facebook pour s’informer ?

Pas moins de 29 % des Canadiens le font, selon le Digital News Report, paru au début du mois de juin. En 2022, ce chiffre s’élevait à près de 40 %, constate toutefois Jean-Hugues Roy, professeur de journalisme à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « On remarque une baisse des personnes qui utilisent Facebook pour s’informer », affirme-t-il, soulevant une possible « fatigue informationnelle » de la population. Malgré cette baisse, la part des personnes qui utilisent le réseau social comme source d’information demeure appréciable, estime Colette Brin, directrice du Centre d’études sur les médias, qui a piloté le volet canadien du Digital News Report. Elle estime par ailleurs que l’annonce de Meta touchera davantage les utilisateurs de Facebook que ceux d’Instagram, où « l’actualité est bien moins présente ».

Pour ces utilisateurs, donc, c’est fini, les nouvelles sur la plateforme ?

C’est ce qu’a annoncé Meta dans la foulée de l’adoption de la Loi sur les nouvelles en ligne – issue du projet de loi C-18. « Je ne m’attendais pas à ce que les menaces de [Meta] se concrétisent », dit M. Roy. Le géant du web avait par le passé laissé entendre qu’il mettrait fin à la disponibilité des contenus d’information sur ses plateformes si jamais le projet de loi était adopté. Tout le contenu d’actualité, peu importe son format, qu’il provienne de médias québécois, canadiens ou internationaux, est visé par le blocage. Les médias pourront continuer de publier sur leurs pages Facebook et sur leurs comptes Instagram, mais le contenu ne sera pas visible au Canada. Il le sera toutefois ailleurs dans le monde.

Si je veux partager cet article sur Facebook, je n’y arriverai donc pas ?

Un test réalisé par La Presse jeudi soir montrait qu’il était toujours possible de publier un article sur Facebook. C’est que Meta se donne jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi avant de bloquer pour l’ensemble des utilisateurs canadiens le partage de contenus provenant de médias d’information. L’entreprise a toutefois mené ces dernières semaines des tests « aléatoires », certains internautes se voyant couper l’accès aux contenus d’actualité sur Facebook. Des utilisateurs avaient publié des captures d’écran du message qui apparaissait sur leur fil : « Ce contenu n’est pas visible au Canada », pouvait-on lire en grosses lettres.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE DE FACEBOOK

Page Facebook du Journal de Québec

Meta a-t-il le droit de faire ce qu’il fait ?

« Meta peut tout à fait retirer l’accès aux contenus d’information pour ne pas avoir à contribuer financièrement [aux médias qui les produisent] », affirme Mme Brin. Les contenus d’actualité posent par ailleurs un problème considérable au réseau social, et les proscrire pourrait lui simplifier la vie. « Pour [Facebook], ce serait tellement plus simple qu’il n’y ait pas ce type de contenus problématique parce que controversé. » La directrice du Centre d’études sur les médias ajoute que Facebook avait déjà entrepris une dévalorisation du contenu d’information en lui accordant une moins grande importance dans son algorithme.

Mais Meta risque-t-il lui aussi d’en pâtir ?

C’est peu probable, croit Mme Brin. Le contenu d’actualité représente seulement 3 % du contenu offert sur Facebook – c’est peu, « mais pour les médias, c’est significatif ». Les gens ne quitteront pas la plateforme en raison de ce seul geste déplorable, dit-elle, puisqu’ils y trouvent tout de même leur compte. Jean-Hugues Roy, de l’UQAM, est d’un autre avis. « Facebook se tire dans le pied avec cette décision », estime-t-il. Si la perte de revenus s’annonce négligeable pour le géant, « les contenus sur la plateforme risquent de perdre en qualité et en richesse ». Advenant que les utilisateurs ne puissent plus partager de nouvelles sur Facebook, ils « risquent de le faire ailleurs », ajoute-t-il.

Le dossier est donc clos ?

Pas forcément, puisque la loi entrera en vigueur seulement dans six mois. Il pourrait s’agir d’une technique de négociation et d’un moyen pour Meta de faire pression sur Ottawa, estiment les experts sondés. « C’est une tactique que l’on connaît », dit Mme Brin, mais il reste à voir comment elle fonctionnera dans le contexte canadien. D’autres pays, notamment en Europe, envisagent de se doter d’une loi semblable à celle adoptée jeudi par le Canada. Meta pourrait traiter le cas canadien comme un « test à faible risque », étant donné que le pays représente un petit marché pour l’entreprise.

Avec la collaboration de Mylène Crête, La Presse

Lisez la chronique d’Yves Boisbert « Quand Facebook est plus fort que l’État »

Une lutte semblable menée en Australie

L’Australie a connu par le passé un bras de fer semblable à celui que se livrent aujourd’hui le Canada et Meta. En 2021, un projet de loi avait été voté par Canberra pour contraindre Facebook à payer pour le contenu journalistique qui circulait sur ses plateformes – l’entreprise avait alors répondu en bannissant ledit contenu. Moins d’une semaine plus tard, le gouvernement australien avait opté pour un compromis qui permettait à Facebook d’éviter toute sanction s’il concluait certains accords avec des médias locaux pour payer les informations. Les médias australiens peuvent ainsi percevoir des sommes considérables, sans pour autant que les géants du numérique paient plus que ce à quoi ils ont d’abord consenti. Depuis son adoption, le News Media Bargaining Code de l’Australie a assuré le transfert de l’équivalent de 180 millions CAN aux médias du pays.