(Ottawa) Le contenu des médias d’information ne sera plus accessible du tout à l’ensemble de ses 24 millions d’utilisateurs canadiens de Facebook et d’Instagram. Meta en a fait l’annonce jeudi après-midi environ une heure après l’adoption du projet de loi C-18 au Sénat. Cette décision est dénoncée de toutes parts comme une atteinte à la démocratie.

« Aujourd’hui, nous confirmons que la disponibilité des nouvelles sur Facebook et Instagram sera terminée pour tous les utilisateurs au Canada avant l’entrée en vigueur de la Loi sur les nouvelles en ligne (projet de loi C-18) », a fait savoir le géant du web dans son blogue.

Cette nouvelle législation forcera les géants du web à verser une compensation aux médias d’information pour la publication de leurs contenus en négociant des ententes de partage de revenu. Or, si l’accès aux nouvelles est bloqué de façon permanente une fois la loi en vigueur, Meta n’aura pas à conclure d’ententes avec les médias.

« Facebook sait très bien qu’à l’heure actuelle, il n’a aucune obligation en vertu de la loi, a rappelé le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, dans une déclaration écrite. À la suite de la sanction royale du projet de loi C-18, le gouvernement s’engagera dans un processus de réglementation et de mise en œuvre. Si le gouvernement ne peut pas défendre les Canadiens contre les géants du web, qui le fera ? »

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez

Le gouvernement avait accepté un amendement du Sénat en début de semaine pour que la loi n’entre en vigueur que six mois après l’obtention de la sanction royale. Patrimoine canadien et le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC) devront également élaborer des règlements, notamment pour établir le cadre des négociations entre les parties.

Les critiques fusent

Le géant du web avait déjà commencé à bloquer le contenu de nouvelles depuis le début du mois pour un nombre limité d’utilisateurs en indiquant qu’il s’agissait de « tests » aléatoires pour évaluer comment il adapterait ses plateformes s’il décidait d’appliquer cette mesure de façon permanente. De 240 000 à 1,2 million d’utilisateurs n’avaient déjà plus accès aux contenus d’information.

« C’est une attaque à notre démocratie », a dénoncé le président de La Presse, Pierre-Elliott Levasseur, en entrevue.

Ça n’a aucun bon sens. Facebook ne produit aucun contenu, c’est une plateforme de distribution qui a été bâtie, entre autres, sur le dos des médias crédibles.

Pierre-Elliott Levasseur, président de La Presse

« Il est déplorable, voire odieux, que Meta utilise sa position dominante pour bloquer l’accès à l’information des médias d’ici prenant ainsi en otage les abonnés au Canada, a réagi à son tour le président et chef de la direction de Québecor, Pierre Karl Péladeau. Nous invitons l’ensemble de la population à s’informer directement à la source. »

Meta avait utilisé la même tactique en Australie en 2021, empêchant le contenu de nouvelles d’être relayé sur Facebook. Après quelques jours, elle en était arrivée à une entente avec le gouvernement.

« Nous demandons au gouvernement de ne pas plier devant l’intimidation et à ce qu’il suspende immédiatement ses achats de publicité sur Facebook et Instagram, a déclaré par écrit le député du Bloc québécois Martin Champoux. Les élus ont fait leur travail en adoptant C-18, Meta doit maintenant comprendre que nous nous tiendrons debout pour préserver la santé de nos médias. »

« Une attaque frontale contre la démocratie et les médias », a écrit le député du Parti québécois Pascal Bérubé, sur Twitter. Le gouvernement du Québec et « tous les partis doivent s’engager à cesser toute sponsorisation sur Facebook et Instagram pour réinvestir ces sommes dans nos hebdos et radios locales », a-t-il ajouté, précisant que le Parti québécois était prêt à le faire.

Le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Michaël Nguyen, a lui aussi invité les élus à ne pas céder au chantage.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Michaël Nguyen, président de la FPJQ

En bloquant l’accès aux nouvelles au Canada, Meta joue son va-tout dans l’espoir de pouvoir continuer à engranger des profits faramineux sur le dos des médias.

Michaël Nguyen, président de la FPJQ

« Couper l’accès aux nouvelles vérifiées par des professionnels de l’information ouvre encore plus grand la porte à la désinformation, un fléau qui frappe le monde en raison du peu de volonté des géants du numérique de le combattre. Ce n’est pas en se pliant à leur volonté que la démocratie pourra avancer », a poursuivi M. Nguyen.

Meta se défend

Sur son blogue, Meta fait valoir qu’elle continuera à combattre la désinformation et qu’elle dispose du « plus grand réseau mondial de vérification des faits de toutes les plateformes » qui comprend « plus de 90 organisations indépendantes de vérification des faits » partout dans le monde.

« La réalité, c’est que la compagnie ne verse aucune contribution au Canada ou presque, a rappelé le député néo-démocrate Peter Julian, en entrevue. Ils ne paient presque pas d’impôts. Ils ont enlevé des millions de dollars de profits sans faire de contribution à notre société, et il est le temps que ça cesse. »

Il a fait valoir que le projet de loi C-18 avait obtenu un fort appui de la Chambre des communes – seuls les conservateurs avaient voté contre. Il a ajouté que l’Union européenne et la Californie aussi veulent que les géants du web agissent de façon responsable.

Les conservateurs n’ont pas répondu à nos demandes jeudi.

Google et Meta accusent le Canada de nuire à la gratuité de l’internet en imposant un prix sur des hyperliens.

Google, qui estime que C-18 est inapplicable, n’a pas voulu indiquer jeudi si elle envisageait de couper à nouveau l’accès aux actualités. L’entreprise dit « chercher d’urgence à travailler avec le gouvernement ».

« Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter un résultat que personne ne souhaite, a indiqué son porte-parole, Shay Purdy. À chaque étape, nous avons proposé des solutions réfléchies et pragmatiques qui auraient amélioré le projet de loi et ouvert la voie à l’augmentation de nos investissements déjà importants dans l’écosystème canadien de l’information. Jusqu’à présent, aucune de nos préoccupations n’a été prise en compte. »

Meta a déjà conclu des ententes avec 18 médias, dont Le Devoir, les six quotidiens des Coops de l’information et le Toronto Star en 2021. Le Devoir et les Coops de l’information n’ont pas souhaité commenter.

Avec la collaboration de Bruno Marcotte, La Presse