Je vais mettre des gants blancs, que j’enfile jusqu’aux coudes, pour écrire cette chronique. Parlons du Titan, ce mini-sous-marin qui manque à l’appel depuis dimanche, depuis qu’il a plongé pour aller faire voir à des clients fortunés l’épave du Titanic dans l’Atlantique Nord.

Les chances que les cinq personnes qui avaient pris place dans le Titan soient retrouvées vivantes sont microscopiques.

Un, trouver le submersible est l’équivalent de chercher la proverbiale aiguille dans la légendaire botte de foin.

Deux, même si on le retrouvait, les opérations de sauvetage de sous-marins réussies, à ces profondeurs, sont rarissimes. Ces opérations sont, dit-on, d’une complexité hallucinante.

Trois, si le Titan est coincé contre l’épave du Titanic et embourbé dans le fond de l’Atlantique Nord, c’est une mort atroce qui attend les cinq occupants à attendre que la réserve d’oxygène s’épuise, dans le noir le plus complet.

Quatre, si le mini-sous-marin – qui n’était certifié par aucune autorité compétente – a cédé sous l’immense pression de l’océan, les occupants ont eu la grâce d’une mort extrêmement rapide, l’équivalent d’éteindre la lumière.

Des navires canadiens et américains, aidés d’avions militaires, tentent présentement de repérer le Titan, qui n’était pas équipé, semble-t-il, d’une balise de détresse. Des efforts gigantesques sont en cours pour tenter de sauver la vie des cinq personnes qui sont à bord du Titan. Je n’ai rien contre ces efforts, il s’agit de vies humaines : vous ne m’entendrez pas dénoncer le coût de ces efforts.

Maintenant, je mets des gants blancs par-dessus mes gants blancs : ces gens-là ont couru après leur perte, par leur très, très grande faute et, surtout, pour absolument rien.

On a par exemple su que la société OceanGate Expeditions a congédié un employé qui a sonné l’alarme il y a quelques années à propos des vices de conception du Titan1. Un reportage de CBS de 2022 montre à quel point OceanGate Expeditions prenait à la légère la sécurité de son submersible⁠2.

Payer 250 000 $ US pour le privilège d’explorer l’épave du Titanic dans un sous-marin bric-à-brac, c’est un peu l’équivalent de faire du car surfing : tu devrais savoir que ça risque de ne pas bien finir. Au moins, les ados qui se blessent en tentant de défier les lois de la physique assis sur le toit d’une Honda Civic, ils ont l’excuse d’être jeunes et fous.

Je n’ai rien contre l’aventure. Je n’ai rien contre la découverte. Je n’ai rien contre le danger : parfois, le jeu du danger en vaut la chandelle.

Voyez par exemple la lignée des explorateurs suisses Piccard : le New Yorker3 a fait l’automne dernier un portrait fascinant du petit-fils, Bertrand, qui a réussi le premier tour du monde aux commandes d’un aéronef entièrement propulsé à l’énergie solaire. C’était une expédition dangereuse qui visait à faire avancer une technologie propre : on peut dire que c’est une excellente raison de risquer sa vie… Pour ceux que ça intéresse.

Il y a aussi James Cameron, le réalisateur de films hollywoodiens (dont Titanic…), qui a plongé en 2012 plus profondément dans les océans qu’aucun humain avant lui, dans une mission scientifique⁠4 sous l’égide de National Geographic : l’exploration des fosses océaniques en est à ses balbutiements.

Mais payer 250 000 $ US pour aller regarder l’épave du plus célèbre navire de croisière de l’Histoire, épave qui fut le tombeau de 1500 personnes, sans que cela fasse avancer la science ou le savoir ?

C’est aussi inutile que de mourir en tombant d’une falaise du Grand Canyon en tentant de prendre un meilleur selfie, un trip d’ego monumental pour l’ultrariche qui ne sait plus comment s’amuser avec ses millions. C’est l’équivalent de se tuer en jouant à la roulette russe.

(J’exclus de mon raisonnement le fils du milliardaire Shahzada Dawood, Suleman, âgé de 19 ans : il aurait dû être protégé de cette odyssée funeste par son père.)

La semaine dernière, un bateau de migrants s’est renversé quand la marine grecque a pris la décision douteuse de le remorquer : 500 migrants, les malchanceux de la loterie de la vie, sont ainsi morts noyés en tentant de fuir leurs conditions de misère⁠5.

Ça, c’est une tragédie.

1. Lisez l’article du New York Times (en anglais) 2. Voyez le reportage de CBS (en anglais) 3. Lisez l’article du New Yorker (en anglais) 4. Lisez l’article de National Geographic (en anglais) 5. Lisez l’article de Radio-Canada