Quand il a entendu aux nouvelles que le gouvernement canadien mettait sur pied un généreux programme de visas pour les Ukrainiens quelques jours après le début de l’invasion russe, l’ancien conseiller du Canada en Afghanistan – appelons-le John Doe 1 – a eu des sentiments très partagés.

« En tant que Canadien, j’apprécie ce que le gouvernement fait pour les Ukrainiens. Mais en même temps, je ne comprends pas pourquoi ma famille et moi n’avons pas droit aux mêmes égards. Pourquoi mes droits constitutionnels sont bafoués ? Parce que nous avons la peau brune ? », dit l’homme joint à Ottawa.

John Doe 1 est l’un des deux plaignants dans une poursuite contre le gouvernement canadien devant la Cour fédérale. Une poursuite pour discrimination. Pour violation de la Charte des droits et libertés. Une poursuite pour dénoncer le deux poids, deux mesures dans l’architecture des programmes d’immigration destinés aux Afghans et aux Ukrainiens.

S’il demande d’utiliser un nom fictif, c’est que John Doe 1 croit que ses proches sont toujours en danger en Afghanistan à cause du rôle qu’il y a joué. Citoyen canadien d’origine afghane, il a répondu à l’appel d’Ottawa qui cherchait des conseillers pour guider ses interventions dans le pays d’Asie centrale. Il a quitté son confort ontarien pour aller travailler auprès des militaires déployés dans la région de Kandahar à la toute fin de la mission canadienne. Aux yeux des talibans, il est un traître, un collaborateur des « mécréants ». Toute sa famille est depuis étiquetée, dit-il.

Depuis que ces mêmes talibans ont repris le pouvoir à Kaboul en août 2021, il tente donc par tous les moyens de faire venir au Canada des membres de sa famille élargie. Il frappe mur après mur.

Le programme que le gouvernement canadien a mis sur pied pour les Afghano-Canadiens qui sont dans la même situation que la sienne – ils sont 45 – est trop restrictif, dit-il, et ne lui permet pas de faire venir sa sœur, qui s’est réfugiée en Turquie, où elle n’a pas de statut, ni son demi-frère, qui vit dans la peur en Afghanistan.

Pendant ce temps, le programme de visas pour les Ukrainiens permet à quiconque disposant d’un passeport ukrainien d’obtenir un visa canadien de trois ans.

Ce dernier est assorti d’un permis de travail, de bénéfices financiers et de services d’intégration. Les citoyens ukrainiens peuvent aussi demander des visas pour leurs conjoints et leurs enfants, et ce, même si ces derniers ne sont pas ukrainiens.

Depuis la fin février 2022, dans le cadre de ce programme sans précédent, le Canada a reçu un peu plus de 1 million de demandes et a accordé 767 647 visas. À ce jour, 157 885 personnes sont entrées au pays grâce à ce programme, qui a été prolongé jusqu’au 15 juillet. Et tout ça dans une période de 16 mois.

Et dans le cas de l’Afghanistan ? Le gouvernement de Justin Trudeau a promis d’accueillir au moins 40 000 Afghans après la chute du gouvernement de Kaboul. Un premier programme est destiné aux Afghans qui ont travaillé pour le Canada et à leurs proches. Un autre à l’immigration humanitaire. Le troisième vise les familles des citoyens canadiens d’origine afghane – comme John Doe 1 – qui ont travaillé pour le gouvernement. En 22 mois, le Canada a ainsi accueilli 32 745 personnes, soit 80 % de moins que le programme ukrainien.

On peut tourner ça du bord qu’on veut, il y a un fossé énorme entre les deux initiatives. Sur le plan des nombres comme de la manière.

Si la bureaucratie a été allégée au maximum pour permettre aux Ukrainiens de venir rapidement au Canada, le processus destiné aux Afghans est lourd, lent et semé d’embûches. J’y ai goûté moi-même en essayant d’aider (en vain) un ancien traducteur à venir au Canada.

Et pourtant, on peut difficilement prétendre que la situation n’est pas terrible en Afghanistan. Bien sûr, il n’y a pas de bombardements ni de combats comme en Ukraine, mais la moitié de la population – la féminine – a été effacée de la vie publique et assignée à résidence. Des millions d’autres personnes vivent dans la peur, la faim au ventre. Et tout ça, à la suite d’une intervention militaire canadienne qui a duré une décennie.

Comment le ministre de l’Immigration, Sean Fraser, justifie-t-il ce décalage ? En disant que les deux programmes n’ont pas le même objectif. Que les Afghans que nous accueillons vont refaire leur vie ici et recevoir une résidence permanente alors que les Ukrainiens, eux, ont un statut temporaire et vont rentrer en Ukraine dès qu’ils en auront l’occasion.

Son cabinet affirme que cette analyse provient des discussions avec des intervenants sur le terrain.

Cette hypothèse semble pourtant difficile à prouver, surtout à la lumière d’un sondage réalisé par l’organisation Opération Havre de paix pour les Ukrainiens en octobre dernier. Selon cette étude réalisée auprès de 1483 Ukrainiens qui sont arrivés au Canada entre mars et octobre 2022, la grande majorité des répondants – soit 84 % – compte demander la résidence permanente au Canada et 6 % affirment vouloir entrer en Ukraine dès qu’il sera sécuritaire de le faire.

Il y a là de quoi remettre en question les prémisses des décisions expliquant la différence de traitement entre Afghans et Ukrainiens.

Que demandent les plaignants afghano-canadiens dans leur poursuite ? Que le gouvernement canadien mette fin à la discrimination en étendant le programme de visa ukrainien, baptisé l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine (AVUCU), à tous ceux qui fuient le danger.

On pourrait parler de dizaines de millions de personnes.

L’autre option, c’est que le gouvernement s’assoie avec les plaignants et prête attention à leur demande qui ne semble pas déraisonnable. L’avocat de John Doe 1, Nicolas Pope, affirme qu’il espère une « entente négociée ».

Cela dit, même si l’affaire se règle éventuellement à l’amiable, le gouvernement devrait prendre le temps de regarder à tête reposée ses immenses écarts de générosité entre les Ukrainiens et tous les autres peuples qui vivent dans l’adversité. Le contraste reste saisissant.