Après avoir annulé plusieurs concours de juges pour des motifs obscurs, Simon Jolin-Barrette repart une autre petite guerre avec la juge en chef de la Cour du Québec.

Le ministre de la Justice du Québec comprend-il ce que signifie l’indépendance de la magistrature ? Ou a-t-il tout simplement développé une hostilité personnelle envers la juge Lucie Rondeau, pour que tout soit prétexte à conflit ?

Les procureurs généraux qui l’ont précédé ont souvent eu des accrochages, vécu des tensions. Mais jamais un procureur général du Québec n’a-t-il eu des relations aussi pourries avec l’appareil judiciaire.

Un des rôles fondamentaux du Procureur général est de défendre l’indépendance des tribunaux. Il est censé être au-dessus de la mêlée politique dans son gouvernement, avec un statut un peu à part, même.

Le dernier incident, donc : Simon Jolin-Barrette veut réformer le mode de financement du Conseil de la magistrature. Au lieu d’avoir un budget discrétionnaire, le ministre propose que des crédits précis soient votés annuellement pour ses activités.

Le Conseil s’occupe de la formation des juges de la Cour du Québec et de leur discipline. L’an dernier, il a dépensé 4,6 millions au lieu des 3,2 millions prévus. La cause de ce déficit : de plantureux honoraires d’avocat engagés pour une affaire l’opposant au gouvernement.

Le ministre a de bons arguments pour fixer un budget au Conseil. Le fédéral fonctionne de cette manière – par l’intermédiaire du Commissaire à la magistrature, qui expose les demandes du Conseil et qui obtient le budget sans discussion.

Là n’est pas la question.

Le problème, c’est que le ministre ne veut même pas faire entendre la principale intéressée, ou disons plutôt : la principale visée, la juge Rondeau. En tant que juge en chef, elle est pourtant présidente du Conseil. Donc ultime responsable du budget. C’est comme si, par une loi, on changeait le mode de financement du Musée national des beaux-arts du Québec, mais qu’on ne voulait même pas entendre son directeur.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau

Ça n’a évidemment aucun sens.

Tout ça arrive quelques jours à peine après que la juge en chef et le ministre ont conclu une entente pour mettre fin à leur procès franchement gênant sur le nombre de juges qu’il faut et le nombre d’heures qu’ils doivent siéger. Grâce aux bons offices de médiateur du juge Jacques Chamberland, les deux ont fait un compromis.

Tout était donc réglé, non ? Mais non, voyons.

Dans le contexte, la mise au pas budgétaire du Conseil ressemble moins à de la saine gestion des fonds publics qu’à une vengeance politique. Le refus de même entendre la juge le confirme.

Les juges ne lèvent pas d’impôts et s’en remettent à l’exécutif pour le financement de leurs opérations. Un comité de rémunération indépendant recommande tous les trois ans des ajustements à leur traitement. Mais pour le reste, c’est entre les mains du gouvernement, essentiellement. Leur indépendance, si elle n’est pas défendue par celui qui est censé la protéger dans le gouvernement, est fragilisée.

Pendant ce temps, on apprend que le ministre a annulé un concours de sélection de juges à Sept-Îles, sans que l’on comprenne pourquoi. Un nouveau concours a eu lieu, et c’est un jeune candidat de Longueuil qui a été nommé à la chambre de la jeunesse de la cour. Un candidat qui a de l’expérience en droit de la jeunesse, mais n’est pas de la région, et donc étranger aux réalités locales – notamment autochtones.

Pourtant, d’après plusieurs sources, au moins un candidat local très qualifié avait été sélectionné. Le ministre se retranche derrière la confidentialité du processus pour ne donner aucune explication. Le règlement permet au ministre de la Justice d’annuler un concours « dans l’intérêt de la justice ». On pense à un manque de candidatures ou à la découverte de faits troublants sur un candidat sélectionné. Mais ici ?

Sur la Côte-Nord, le milieu juridique est très remonté et ne comprend pas ce qui s’est passé autrement que comme un coup de force.

S’il y a une chose qui marche bien, en tout cas beaucoup mieux qu’avant, c’est pourtant le processus de nomination des juges de la Cour du Québec. Un comité indépendant de cinq personnes – un juge désigné par la juge en chef, deux avocats nommés par le Barreau et deux autres personnes désignées par l’Office des professions.

Une liste d’au plus trois noms des meilleurs candidats est dressée. Parfois, elle ne comporte qu’un nom, ce qui ne plaît généralement pas aux politiques, mais d’ordinaire, la nomination a lieu.

Encore là, le ministre veut changer ce système, issu de la commission Bastarache, qui a nettoyé et dépolitisé le processus et mis fin aux « post-it ».

Les comités devront obligatoirement inscrire trois noms, peu importe leurs qualifications. Il arrive qu’il y ait très peu de candidats pour certains postes. À quoi bon les évaluer si on remplit trois cases par défaut ?

Le juge en chef n’aura plus le droit de siéger à ce comité, et on interdira à un juge de siéger plus d’une fois par année à ces comités. Ça ne fera que compliquer ce travail répétitif.

La composition des comités sera modifiée pour inclure un représentant des victimes. En soi, ce n’est pas mauvais. Mais pourquoi ce groupe et pas d’autres ?

La magistrature est inquiète de ces modifications, qui lui paraissent un recul clair. Des associations d’avocats y voient une atteinte à l’indépendance de la magistrature. L’Association québécoise des avocats de la défense et les barreaux de province l’ont dénoncée.

Ce ministre est de plus en plus contesté, isolé dans le milieu.

Il y a pourtant pas mal de choses à redresser en justice sans qu’on crée des faux problèmes en défaisant des vraies solutions. Sans repartir une petite guerre.