Comment un féminicide devient-il un « homicide involontaire » ?

Rebekah Harry a été battue à mort par son nouveau chum, il y a deux ans. Le procès pour meurtre devait avoir lieu ces jours-ci. Mais Brandon McIntyre s’est avoué coupable du crime moindre d’homicide involontaire.

Cette semaine, le ministère public et l’avocat de l’accusé ont présenté une suggestion commune de 14 ans de pénitencier. Le juge en pareil cas n’a d’autre option que d’entériner la suggestion, à moins d’avoir affaire à une proposition complètement hors des cadres. Plusieurs fois, la Cour suprême a répété que les juges doivent accepter les ententes entre la défense et la poursuite, sauf rare exception.

La vision télévisuelle qu’on a de la justice n’a pas grand rapport avec la réalité (à moins d’avoir vu l’excellent À ma défense, à ICI RDI). Sur la masse des affaires judiciaires, il y a peu de procès, au bout du compte. La grande, grande majorité des cas se règlent par une entente entre la poursuite et la défense. Par commodité. Par calcul de risque – l’issue n’est jamais garantie, la preuve jamais parfaite. Par économie de temps, d’argent, d’émotions. Bref, tant l’accusé que l’État y trouvent leur compte. Le système, déjà sous haute tension, exploserait si l’on devait faire un procès pour chaque dossier.

Il y a cependant un certain nombre d’affaires beaucoup moins négociables. Les dossiers de meurtre sont dans une catégorie à part. Rappelons qu’il n’y a pas 100 meurtres par année au Québec.

La question ici est donc : pourquoi le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) accepte-t-il de réduire l’accusation de meurtre pour un crime aussi grave ? Tout dépend de la preuve, évidemment.

L’homicide de Mme Harry a été commis dans ce que les médias ont qualifié de vague de féminicides. Plusieurs discussions sur les mesures de prévention ont eu lieu à l’époque. C’est devenu un sujet majeur de préoccupation pour le gouvernement.

Comment se fait-il alors qu’au moment de juger un accusé, on finisse avec un « deal » de 14 ans ? Un meurtre au second degré entraîne l’emprisonnement à perpétuité, sans libération conditionnelle avant 10 ans au moins. Avec 14 ans, au tiers, le délinquant y sera admissible, donc quelque part en 2025.

La réponse du ministère public est que l’intention de tuer n’était pas claire. Ce qui distingue le « meurtre » de l’homicide involontaire.

Dans cette affaire chaotique, McIntyre s’est retrouvé dans le même appartement que son ex et Rebekah Harry. Il y a eu de l’alcool et du chaos. Et il y a eu une explosion de colère de McIntyre. Une femme qui le supplie d’arrêter de la frapper. Lui qui continue. En plus, chose rare dans ces affaires, un témoin (l’ex-amie). Oui, sans doute, McIntyre avait une défense à offrir pour jeter un doute sur son intention de tuer.

La définition du meurtre au second degré prévoit pourtant ces cas. C’est aussi un meurtre quand la personne accusée, sans avoir vraiment l’intention de tuer sa victime, a « l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’elle sait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non ».

L’accusé bénéficiant du doute, peut-être un procès aurait-il donné le même résultat. Mais du moins, c’est un jury qui en aurait décidé ainsi.

La décision du DPCP dans le dossier McIntyre arrive quelques mois après un autre cas, encore plus troublant : l’affaire Nathaniel Albert.

Dans ce dossier de Laval, un homme jaloux a battu sauvagement sa conjointe, Françoise Côté, une nuit de décembre 2020. La victime avait des os brisés, des organes internes blessés à cause des coups, sa peau était coupée et brûlée. Le pathologiste a observé plusieurs blessures « en train de guérir », témoins d’anciennes violences. Albert, en effet, était déjà accusé de voies de fait contre sa conjointe et n’avait pas le droit d’être en sa présence.

Il a laissé la femme inconsciente et est sorti « chercher un repas », et a appelé le 911 à son retour.

Le juge François Dadour s’est montré choqué qu’on lui suggère une peine de dix ans et demi pour ce « quasi-meurtre », l’automne dernier. Pour se justifier, le procureur du DPCP a dit que la cause de la mort n’était pas clairement établie. Les côtes ? La blessure au cou ? Les organes internes ?

Pourtant, le pathologiste avait bien expliqué que la cause était multiple et non attribuable à un seul geste de violence. C’est un peu comme si on se demandait quelle balle dans une série de six avait vraiment causé la mort d’une personne criblée de projectiles. C’est l’ensemble de la violence…

Encore là, le juge était lié à cette recommandation après un aveu de culpabilité à « homicide involontaire ».

Le ministère public avait tout ce qu’il fallait pour plaider le meurtre : Albert a causé des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer la mort.

C’est à se demander si certains procureurs ont les convictions de leur dossier. Ou s’ils ont à ce point peur de « perdre ».

Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas de ces ententes. Il en faut, évidemment. Je ne dis pas non plus que les procureurs sont là pour « gagner » même quand la preuve ne le justifie pas, en misant sur l’émotion du moment.

Je dis par contre que quand la preuve le justifie, quand l’affaire s’inscrit dans une crise de sécurité publique, quand elle illustre le problème social réel de violence faite aux femmes et qu’il faut envoyer un message, ils devraient aller au front et plaider la cause. Pas jouer aux juges de leur propre dossier.

Dans le cadre des observations sur la peine, le fils de 11 ans de Mme Harry a écrit au juge – mais à sa mère, en vérité : « Chère maman, je t’aime beaucoup, beaucoup. Je pense tellement à toi. Tu me manques tellement. J’espère que tu as du plaisir. Souviens-toi, nous sommes les meilleurs amis pour la vie. Tu es tout pour moi. Tu restes dans notre cœur pour toujours. Je vais te tenir dans mon cœur. Je t’aime. »

Je sais, appeler un « meurtre » ce féminicide plutôt qu’un « homicide involontaire » ne lui rendra pas sa mère.

Mais ça nommerait correctement la violence, au lieu de la diluer.