David Johnston ne mérite sûrement pas d’être traîné dans la boue comme il l’est en ce moment par l’opposition à Ottawa.

Et comme il l’écrit lui-même dans son rapport préliminaire sur l’ingérence étrangère dans la politique canadienne, il est impossible de traiter sérieusement de cet enjeu dans un contexte partisan.

Mais que ça plaise ou non, ce Parlement dominé par l’opposition réclame officiellement sa démission depuis mercredi. Dans l’état actuel des choses, David Johnston ne pourra plus accomplir le travail requis efficacement.

D’autant que chaque jour, de nouveaux « cas » d’ingérence sont soulevés. Même s’ils se ressemblent tous, ils ont atteint mardi un niveau supérieur quand l’ancien chef du Parti conservateur Erin O’Toole a révélé avoir été personnellement ciblé par des agents chinois.

Dans ce qui était une sorte de discours d’adieu, celui qui a mené les conservateurs à la défaite en 2021 a fait ce qui est sans doute le meilleur plaidoyer pour une enquête indépendante sur l’ingérence étrangère.

M. O’Toole a dit avoir reçu un briefing du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) le 26 mai. Les agents du SCRS lui ont dit qu’à cause de ses prises de position très fermes contre la Chine, il a été ciblé par les agents du « Front uni », organe de propagande et d’influence du gouvernement communiste à l’intérieur comme à l’extérieur du pays – les « postes de police » illégaux étaient organisés par le Front uni.

L’ancien chef est tenu au secret quant aux détails, mais il ne s’agit pas de menaces à son intégrité physique. On comprend qu’il s’agit de campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux et de tentatives d’influencer certaines personnes à voter ou ne pas voter, à financer ou se présenter.

Il n’en a pas été surpris du tout : il avait déjà alerté le Groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignement visant les élections. Il ne comprend pas cependant pourquoi le SCRS ne l’a informé officiellement que la semaine dernière. D’autant que ces menaces sont antérieures à 2021. Des membres du gouvernement Trudeau en ont été informés apparemment à l’époque.

En entrevue avec le National Post, l’ex-chef a estimé à huit ou neuf le nombre de sièges qui ont pu être perdus par son parti (le PLQ a remporté 160 sièges, les conservateurs 119) à cause de campagnes de désinformation orchestrées par la Chine contre ses candidats.

Tout ça est difficile à évaluer mais mérite un examen sérieux, ça va de soi.

M. O’Toole, dans son discours d’une demi-heure au Parlement mardi, a dénoncé l’aveuglement systématique de « certains membres du gouvernement » au sujet de l’ingérence étrangère, mais chinoise en tout premier lieu. Difficile de ne pas lui donner raison.

Je note au passage que son ton solennel tranchait avec le discours fielleux de Pierre Poilievre, seul chef politique à Ottawa à avoir refusé de rencontrer le rapporteur. À entendre l’actuel chef conservateur, David Johnston dîne tous les jours avec Justin Trudeau et passe ses vacances avec lui – ce qui est évidemment faux, bien qu’il ait été ami à une époque avec son père… ce qui ne l’a pas empêché d’être mandaté souvent par les conservateurs de Stephen Harper, notamment comme gouverneur général.

Évidemment, nommer comme conseillère juridique une avocate ayant été une donatrice libérale de longue date n’était pas l’idée du siècle.

Le rapport préliminaire de David Johnston n’est pas « une farce » pour autant. Il n’a pas tort en disant qu’une commission d’enquête devrait se tenir à peu près entièrement à huis clos, pour protéger les renseignements secrets. Cela évidemment nuirait à l’objectif de transparence au cœur de toute commission d’enquête, au point de risquer de lui faire perdre son sens. Ce n’est pas pour autant insurmontable.

Ce premier rapport (le final est prévu pour octobre après des audiences publiques) note « de graves lacunes dans la façon dont le renseignement est communiqué par les organismes de sécurité aux divers ministères », le traitement qui en est fait et les actions qui en découlent. Ce qu’Erin O’Toole appelle l’aveuglement volontaire de ce gouvernement.

Il exonère pourtant tout le gouvernement et dit que l’essentiel des divulgations du SCRS sur l’ingérence chinoise dans le Globe and Mail et à Global News était fait « hors contexte » et a été même contredit dans plusieurs cas par la suite. Notamment quant au versement illégal d’argent à 11 candidats, qui n’a finalement pas eu lieu.

On peut douter aussi des véritables motifs politiques des partis de l’opposition : l’histoire des commissions d’enquête nous enseigne qu’elles sont une épine au pied des gouvernements, une manière de maintenir l’attention du public sur une vulnérabilité du gouvernement. On sait quand elles commencent, pas comment elles finissent. Et on peut très souvent, comme en matière d’ingérence, trouver les remèdes sans attendre leurs recommandations.

Les puissances étrangères comme la Chine ne veulent pas tant l’élection d’un parti que la défaite de leurs critiques… et la faiblesse générale de l’État canadien. Le but étant de « semer la confusion et la méfiance », comme l’écrit David Johnston.

On peut dire que cet objectif n’est pas si mal rempli…

Même si une enquête indépendante sera insatisfaisante à cause de la nature même du sujet, et parce que très peu publique, ça me semble à peu près inévitable dans l’état actuel des choses.

Il y a cependant une constante dans les commissions indépendantes : ce n’est qu’en toute dernière instance, quand le gouvernement n’a plus le choix, qu’elles sont déclenchées.