Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

« L’important, ce n’est pas ce que vous dites, mais ce que les gens entendent. »

Pierre Poilievre s’est manifestement approprié cet adage du consultant américain Frank Luntz, un stratège républicain qui a d’ailleurs jadis conseillé le Parti conservateur à l’époque de Stephen Harper.

Il a ainsi profité à plein des rebondissements qu’il a provoqués pendant 10 jours en demandant à Twitter d’étiqueter la CBC « média financé par le gouvernement », ce à quoi Elon Musk a rapidement dit oui, avant d’en modifier le libellé puis de le retirer tout bonnement.

L’essentiel des échanges des derniers jours suscités par le chef conservateur a porté sur le bien-fondé de chacun des mots « média », « financé » et « gouvernement ». Ce qui a permis à tous ceux qui ont une dent contre la Société Radio-Canada d’affirmer qu’il est tout à fait approprié de décrire ainsi la CBC, sans s’encombrer des nuances nécessaires.

Après tout, il s’agit d’un média, et celui-ci est bel et bien financé par le gouvernement… non ?

Eh bien non, pas vraiment. Ou du moins, pas comme on l’a entendu ces derniers jours.

D’abord, soyons précis, la CBC et Radio-Canada reçoivent les deux tiers de leur financement de fonds publics par l’intermédiaire du Parlement lorsque les députés adoptent le budget fédéral.

Oui, on peut dire que c’est « le gouvernement qui alloue les sommes » pour faire court. Mais la nuance entre gouvernement et Parlement est capitale dans un débat sémantique comme celui qu’ont provoqué Pierre Poilievre et Elon Musk.

Affirmer que la CBC est « financée par le gouvernement » sans autre explication laisse entendre que le premier ministre et son parti peuvent lui couper les vivres comme bon leur semble.

On comprend ainsi que le gouvernement contrôle les vivres de la société d’État, ce qui peut lui permettre d’avoir un droit de regard sur ce qui en émane, directement ou indirectement.

Or ce n’est pas le cas. CBC/Radio-Canada est protégée des interventions politiques à la fois par la Loi sur la radiodiffusion, par ses normes et pratiques journalistiques et par l’existence d’un ombudsman.

Mais bon, on a bien vu pendant les quelques jours qu’a duré ce psychodrame politico-médiatique que tous ces détails importaient peu, même pour certains journalistes professionnels qui connaissent bien le cadre rigoureux dans lequel évoluent leurs confrères de la société d’État.

Il y a là une bonne dose de mauvaise foi. Surtout qu’il faut avoir consulté la définition que donne Twitter de cette étiquette avant de l’approuver. Et que dit-elle ? Que « les médias financés par le gouvernement sont des entités financées en tout ou en partie par le gouvernement et dont le contenu éditorial peut être sujet à des interventions gouvernementales à divers degrés ».

On peut aimer ou pas ce que fait la SRC, mais soutenir sans aucune preuve que le gouvernement peut intervenir « à divers degrés » dans le contenu éditorial de la CBC, voire de Radio-Canada, c’est tout simplement un mensonge. Ce qui justifie la décision de Radio-Canada de suspendre son compte Twitter.

Les journalistes de la société d’État travaillent pour l’intérêt public, pas celui du gouvernement, peu importe le parti au pouvoir.

C’est cute d’utiliser une expression comme « Radio-Pravda » pour discréditer Radio-Canada. Ça fait image. Mais c’est rien de moins qu’une insulte pour l’ensemble des journalistes employés par la société d’État.

Même chose pour « propagande de Trudeau », « organe de manipulation », « outil de désinformation ». Autant de choses qu’on a pu lire ces derniers jours.

Poilievre a ainsi réussi à mobiliser ceux qui détestent déjà le diffuseur public. Il a donné du grain à moudre à tous ceux qui ont intérêt à jeter le doute sur la SRC. Et plus encore, il a ouvert les vannes pour que s’expriment tous les reproches que peuvent susciter la CBC et Radio-Canada, sur tout et sur rien, en mélangeant le reportage et l’opinion des collaborateurs invités, les mandats pourtant distincts d’information et de divertissement, etc.

Tout y est passé : son mandat diversitaire, son manque de diversité d’opinion, sa couverture jugée « canadian », les bourdes de la présidente Catherine Tait, la couverture du chemin Roxham, de l’ingérence chinoise et même des « drag queens à l’école ». Comme si tout cela avait un lien avec l’étiquette apposée par Twitter.

Tous ces commentaires ont bien sûr droit de cité. Mais avec le contexte planté habilement par Pierre Poilievre, tout ce qu’on lui concède et tout ce qui est reproché à la société d’État ces temps-ci vient renforcer l’idée qu’on ne peut pas se fier aux médias et que cette dernière est un vulgaire organe de propagande au service de Justin Trudeau.

Une victoire pour le chef conservateur, sans doute. Beaucoup moins pour la vérité et la crédibilité des médias.

Écrivez à François Cardinal