L’idéologie est comme la mauvaise haleine : on ne sent jamais la sienne*.

C’est particulièrement vrai ces temps-ci à Twitter. Et le patron Elon Musk ne semble pas avoir de conseiller capable de lui rappeler cette vérité désagréable.

Sa croisade contre la BBC, NPR, CBC/Radio-Canada et d’autres médias financés par le public est ironique. Car s’il y a une entreprise qui triture l’information, c’est la sienne.

Je ne fais que constater ce qu’une vaste recherche a démontré empiriquement. Une recherche à laquelle participaient d’ailleurs des employés de Twitter, et qui a été publiée en 2021 dans la Proceedings of the National Academy of Sciences (1).

Le débat – et plus souvent le combat – ne se fait pas de façon démocratique. Certains reçoivent un mégaphone tandis que d’autres soliloquent dans le vide.

Sur la page d’accueil de Twitter, on peut lire les publications des gens que l’on suit, en ordre chronologique. Mais pour cela, il faut modifier ses paramètres.

Sinon, par défaut, Twitter trie le contenu.

L’algorithme s’appuie sur les interactions passées d’un usager. Mais ce n’est pas tout. L’algorithme a des partis pris. Il priorise notamment le contenu politique, surtout celui de droite.

L’équipe de chercheurs a examiné les gazouillis de millions d’usagers de sept pays (Canada, États-Unis, Royaume-Uni, Espagne, France, Allemagne et Japon). Parmi eux, il y avait près de 3000 députés.

Leur conclusion : Twitter donne une visibilité accrue au contenu des élus par rapport à celui des autres usagers. Et encore plus pour les politiciens de droite.

Par exemple, au Canada, les publications des libéraux étaient amplifiées de 43 %. Pour les conservateurs, l’effet était de 167 %.

L’étude s’est aussi intéressée au partage des nouvelles politiques de médias traditionnels.

Là encore, la politique était favorisée par rapport aux autres contenus, et l’amplification était plus grande pour les médias associés à la droite. C’était vrai pour tous les pays, à l’exception de l’Allemagne.

Je récapitule : Twitter trie l’information à l’insu de ses usagers, en favorisant la droite. Et ça, c’était avant l’arrivée d’Elon Musk à la tête de l’entreprise.

À son crédit, Twitter avait collaboré à l’étude – certains chercheurs venaient de son département de l’apprentissage-machine. Elle avait aussi publié les résultats sur son site (2).

C’est comme si les techno-utopistes de la Silicon Valley avaient soudainement mauvaise conscience. Si ces remords ont déjà existé, ils ont disparu avec le changement de patron.

M. Musk rend publiques ses opinions politiques – il a gazouillé son souhait que le républicain Ron DeSantis devienne président.

Il ne cache pas non plus que les décisions sur le contenu relèvent uniquement de lui, sans passer par un comité comme à Facebook. Tel un empereur des temps modernes, il a sondé des partisans sur Twitter afin de savoir s’il devrait déverrouiller les comptes de Donald Trump et de militants d’extrême droite. Après avoir écouté la clameur, il a bougé le pouce. Un clic a suffi pour les réinviter à y sévir.

Le Washington Post a mesuré un autre effet depuis l’arrivée de M. Musk : des comptes démocrates perdent des abonnés tandis que ceux de républicains en gagnent. Quelle est la cause ? Difficile de le savoir avec certitude. Mais plus que jamais, à Twitter, ça sent mauvais.

L’impact sur la politique doit toutefois être relativisé.

Selon le sondeur EKOS, seulement 22 % des Canadiens fréquentent Twitter. Et parmi eux, une minorité s’intéresse à l’actualité, comme le démontre un rapport du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval.

Proportion de Canadiens qui ont utilisé un réseau social dans la dernière semaine pour s’informer (lire, partager ou commenter une nouvelle)

Francophones

50 % sur Facebook

6 % sur Twitter

Anglophones

34 % sur Facebook

13 % sur Twitter

Source : Regard sur les pratiques d’information au Canada | Digital News Report 2022, un rapport produit par le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval.

Les gazouilleurs anglophones (26 %) sont plus nombreux que la moyenne canadienne (17 %) à juger que les politiciens sont de gauche. Une autre façon de dire qu’ils se situent plus à droite et que depuis cette perspective, les autres leur apparaissent davantage être de gauche. Ils sont donc réceptifs au discours du chef conservateur, Pierre Poilievre, qui crie à la propagande radio-canadienne avec son habituel goût pour la nuance.

MM. Poilievre et Musk n’ont pas tort, les citoyens se méfient davantage aujourd’hui des médias traditionnels. En 2022, 42 % des Canadiens disaient faire confiance à « la plupart des nouvelles la plupart du temps ». Une baisse de 13 points par rapport à 2016.

La confiance est plus faible chez les jeunes et les gens sans diplôme universitaire. Les anglophones de droite sont aussi plus méfiants. Chez les francophones, il n’y a pas de différence significative selon l’affiliation politique.

Cela explique sans doute la position de M. Poilievre, qui cible plus CBC que Radio-Canada dans ses attaques.

Mais ce que MM. Musk et Poilievre oublient de dire, c’est que la méfiance est encore plus vive à l’endroit des sites comme Twitter.

Selon le Baromètre d’Edelman, 57 % des Canadiens font confiance aux médias traditionnels, contre 22 % pour les réseaux sociaux (3).

Quand M. Musk répond aux questions des médias en envoyant un émoji de caca, quand il compare Justin Trudeau à Hitler et quand il se vante d’intervenir directement dans les décisions éditoriales, il ne fait qu’aggraver ce problème.

C’est à cette perte de crédibilité que M. Poilievre s’associe maintenant. S’il ne s’en rend pas compte, c’est que son pifomètre à lui aussi est brisé.

* Je paraphrase une expression de la défunte économiste anglaise Joan Robinson.

1. Consultez l’étude sur Twitter (en anglais) 2. Lisez le résumé de cette étude fait par Twitter (en anglais) 3. Lisez le Baromètre de la confiance d’Edelman de 2022