Trois mois. Trois mois de guerre. Trois mois de sang et de larmes. Nous nous sommes habitués, déjà. Les bulletins de nouvelles ne nous bouleversent plus – en tout cas, plus autant. Ce qui était inconcevable est devenu la nouvelle réalité. Face à l’horreur, le monde s’engourdit.

Et puis, il y a l’inflation. Le prix de l’essence qui explose. La colère du consommateur qui gronde. Et le soutien pour une guerre lointaine qui s’étiole lentement, inexorablement.

Cette fatigue, on la sent à la lecture des grands journaux. En mars, le New York Times proclamait en éditorial que le message des États-Unis et de ses alliés à la Russie devait être ferme et sans équivoque : peu importe le temps que ça prendrait, l’Ukraine serait libre !

En mai, voilà que le même journal chancelle. « La Russie est trop forte », argue désormais son équipe éditoriale⁠1. Le soutien des États-Unis et de l’OTAN ne peut pas durer éternellement. L’Ukraine doit faire des « compromis douloureux » et céder des territoires à la Russie pour mettre fin au conflit.

Surtout, le gouvernement ukrainien ne doit pas courir après une « victoire » illusoire, poursuit le prestigieux quotidien de Manhattan, qui prend soin de souligner : « Confronter la réalité peut être douloureux, mais ce n’est pas un apaisement. »

Ça en a tout l’air, pourtant.

Le Kyiv Independent ne s’y est pas trompé. Cet éditorial est « un manifeste voilé pour l’apaisement », dénonce-t-il dans une réplique cinglante⁠2. « Les temps sombres ont toujours mis en lumière ceux qui sont prêts à sacrifier leurs valeurs pour préserver leur confort quotidien. »

La critique ne s’applique pas qu’au New York Times. La semaine dernière, le président de la France, Emmanuel Macron, a estimé qu’il était temps pour l’Ukraine de négocier avec la Russie une voie de sortie qui épargnerait à cette dernière une trop grande humiliation.

Lundi, au Forum économique mondial de Davos, c’était au tour d’Henry Kissinger de proposer que l’on trace une nouvelle ligne de démarcation entre l’Ukraine et la Russie. Continuer à braquer la superpuissance nucléaire aurait des conséquences désastreuses pour la stabilité de l’Europe, a prévenu l’ancien secrétaire d’État américain.

Le débat est donc lancé. Après trois mois d’hostilités, la question se pose avec de plus en plus d’insistance : on arrête ou on continue ?

On tente de négocier la paix avec un despote imprévisible ou on laisse le conflit s’enliser dans une guerre d’attrition ?

Il n’y a pas de réponse facile à une question aussi grave. Une question de vies ou de morts. De beaucoup, beaucoup de morts. Et de viols. Et de tortures. Et de destructions.

Pour le Kyiv Independent, il n’y a même pas de débat à avoir : la survie de l’Ukraine est en jeu. Et, au-delà, celle du monde libre. « Ne vous méprenez pas : si vous apaisez un dictateur dont les troupes se livrent régulièrement à des crimes de guerre, cela conduira à un changement géopolitique catastrophique. »

Pour assurer une paix durable sur le continent européen, la victoire de l’Ukraine est la seule option possible, tranche le journal.

Vladimir Poutine violerait un accord de paix aussitôt après l’avoir signé. Si le passé est garant de l’avenir, le maître du Kremlin profiterait d’un cessez-le-feu pour consolider ses troupes avant de retourner en guerre. Et pas seulement en Ukraine.

Ce n’est pas le temps de donner de l’oxygène à un tyran qui s’essouffle dans une guerre qu’il a lui-même déclenchée.

La Russie a perdu 40 % des territoires qu’elle a envahi depuis le 24 février. Sa guerre éclair s’enlise. Les revers s’accumulent, comme les replis stratégiques et les failles logistiques. Ça craque de partout. Même les propagandistes du Kremlin s’en rendent compte – et osent le dire.

Le 10 mai, les troupes russes qui devaient franchir le fleuve Donets, dans le Donbass, ont été massacrées. Une débâcle totale : 485 soldats tués ou blessés, 80 pièces d’équipement détruites.

Ça craque de partout, donc, mais rien n’indique pour autant que la Russie ait l’intention de tout remballer et de quitter l’Ukraine la queue entre les jambes.

L’objectif – l’obsession – de Vladimir Poutine reste de détruire l’Ukraine, ce pays-qui-n’existe-pas…

Il ne s’est pas contenté de la Crimée en 2014. Il ne se contentera pas davantage de bouts de territoires cette fois-ci.

En face, les Ukrainiens restent aussi déterminés qu’au premier jour : 82 % sont d’avis qu’aucun territoire ne doit être cédé à la Russie, sous aucun prétexte, rappelle le Kyiv Independent. « Le peuple ukrainien réalise très clairement qu’il s’agit d’une guerre pour sa survie contre un régime fasciste qui nie aux Ukrainiens le droit d’exister. »

Après trois mois, nous nous sommes habitués à la guerre. Ce n’est pas une raison pour ne pas rester solidaires.

Lisez l'éditorial du New York Times (en anglais) Lisez la réplique du Kyiv Independent (en anglais)