(Ottawa) « Immigration : en prendre moins mais en prendre soin. » Ce message publié sur les réseaux sociaux par François Legault, en septembre 2018, en pleine campagne électorale, avait provoqué une levée de boucliers. Il promettait alors d’abaisser le seuil d’immigration de 50 000 à 40 000 dès la première année au pouvoir.

François Legault s’est notamment fait accuser de faire campagne sur le dos des immigrants et de faire fi de la pénurie de main-d’œuvre qui touchait plusieurs entreprises au Québec. Dans le reste du pays, on lui reprochait de sombrer dans le racisme.

Porté au pouvoir, M. Legault a mis en œuvre cette promesse électorale, plaidant qu’il fallait tenir compte de la capacité d’accueil du Québec et assurer la protection de la langue française. Depuis lors, le débat sur l’immigration fait rage au Québec et le gouvernement Legault, reporté au pouvoir à l’automne 2022, tente de convaincre Ottawa de réduire aussi ses ambitions en matière d’immigration.

Or, voilà que ce même débat fait rage dans le reste du pays depuis quelques semaines, notamment dans la presse anglophone. Le Canada peut-il accueillir un nombre record de 500 000 immigrants par année à compter de 2025, comme l’a annoncé le gouvernement Trudeau ? Cette question est posée avec de plus en plus d’insistance aux ministres fédéraux.

Pourtant, quand Ottawa a annoncé les nouvelles cibles, l’automne dernier, seul le Québec avait exprimé des inquiétudes. Le reste du pays avait salué cette volonté d’ouvrir toutes grandes les portes aux nouveaux arrivants dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre et de vieillissement de la population.

Comment expliquer ce revirement ? Un facteur principal : la crise du logement, qui frappe maintenant toutes les régions du pays sans exception. De l’avis de certains experts, l’arrivée d’un demi-million d’immigrants va exacerber la crise du logement qui fait les manchettes depuis des semaines.

À Toronto, un nombre croissant de nouveaux arrivants doivent installer leurs pénates dans des campements de fortune dans les rues du centre-ville, faute de logement. Selon le réseau CTV, 30 % des lits dans les centres pour sans-abri sont désormais occupés par des demandeurs d’asile ou des réfugiés.

En mai, on dénombrait 2900 personnes réclamant le statut de réfugié dans les divers refuges pour sans-abri. En septembre 2021, on en comptait seulement 537.

« Un remède nécessaire »

La crise a pris une telle ampleur dans la Ville Reine que la nouvelle mairesse Olivia Chow a lancé un cri d’alarme à la mi-juillet, dès la première semaine de son mandat. Elle a obtenu une rencontre avec le premier ministre Justin Trudeau à ce sujet.

Le ministre de l’Immigration Sean Fraser, qui a depuis été muté au ministère du Logement, des Infrastructures et des Collectivités lors du dernier remaniement ministériel, a annoncé une aide d’urgence de 210 millions de dollars le mois dernier pour loger de façon intérimaire les demandeurs d’asile qui affluent dans la région de Toronto. La moitié de cette somme sera attribuée à la Ville.

« Les cibles élevées en matière d’immigration stimulent la croissance, donnent de l’énergie et de la confiance à notre pays. Mais elles amènent aussi leur lot de problèmes. Le ministre Fraser doit régler le pire problème de tous [la crise du logement] ou il risque de miner l’expérience canadienne », soutient le chroniqueur du quotidien The Globe and Mail John Ibbitson dans un texte publié cette semaine.

« On doit nous expliquer comment un gouvernement peut dire qu’il est favorable à des logements abordables tout en préconisant un boom du nombre d’immigrants et de travailleurs temporaires qui dépasse notre capacité de construire de nouvelles maisons », a affirmé quelques jours plus tôt le chroniqueur économique du même quotidien influent, Ian McGugan.

Dans un rapport publié à la fin juillet, la Banque TD estimait que la pénurie de logements pourrait atteindre 500 000 d’ici deux ans et que les mesures adoptées par les gouvernements pour accélérer la construction ne permettraient pas de résorber la crise actuelle.

Le rapport soulignait aussi qu’une forte hausse de la population augmenterait les pressions sur les réseaux de santé, déjà affaiblis par la pandémie de COVID-19.

« Bien que la croissance démographique soit une bonne chose et un remède nécessaire au vieillissement de la population, les avantages s’érodent si elle se produit trop rapidement par rapport à la capacité d’un pays à planifier et à intégrer les nouveaux arrivants », affirme-t-on dans le rapport.

Dès sa nomination comme ministre du Logement, il y a 10 jours, Sean Fraser s’est fait demander s’il ne fallait pas revoir à la baisse les cibles d’immigration. Il a rétorqué que fermer la porte aux nouveaux arrivants n’est pas une solution à la crise du logement.

« La réponse est, du moins en partie, de continuer à construire plus de logements », a dit M. Fraser après avoir prêté serment.

« Tour de Babel »

Le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, a été interrogé à ce sujet cette semaine alors qu’il pourfendait le gouvernement Trudeau dans le dossier du logement. Il a critiqué les cibles d’immigration, qui seraient motivées selon lui par « l’idéologie », mais il s’est bien gardé de dire s’il était prêt à les revoir à la baisse.

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, se réjouit de ce débat qui fait rage dans le reste du pays. En mai, son parti a déposé une motion à la Chambre des communes qui rejetait les cibles du gouvernement Trudeau en immigration parce qu’elles ne tenaient pas compte de leur impact sur la langue française au Québec, ainsi que sur le logement, les soins de santé et le système d’éducation. La motion, appuyée par les conservateurs, a finalement été défaite.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet

« Ce débat en soi est une excellente nouvelle. Jusqu’à tout récemment, c’était facile. On disait que les Québécois étaient des racistes, contre l’immigration, et que le Canada était un gentil pays d’accueil multiculturaliste. C’était simple de même », a affirmé M. Blanchet à La Presse.

« Maintenant les autres provinces voient les mêmes problèmes que nous : le problème de logement, le système de santé, le système d’éducation, les services de garde. Tout le monde dit la même chose : ça met une pression trop forte sur les services publics. Les contribuables du Québec et du Canada voient la qualité de leurs services diminuer parce qu’on accueille mal peut-être trop de monde », a-t-il ajouté.

« J’ai toujours dit qu’on est mieux d’accueillir potentiellement moins de gens et mettre plus de ressources pour bien les accueillir. Le seul critère doit être la réussite de l’accueil. […] Toronto n’est pas dans une belle situation présentement. C’est déjà la tour de Babel et ça ne s’arrange pas. »

« En prendre moins, mais en prendre soin. » Cette phrase de François Legault trouve maintenant écho dans le reste du pays.