Sociologue, l'auteur est directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales à Paris. Il a conseillé Martine Aubry pendant sa campagne à l'investiture socialiste.

La déclaration de candidature et l'entrée officielle en campagne de Nicolas Sarkozy n'ont pas fondamentalement modifié la donne: son retard, dans les sondages d'opinion par rapport à son principal adversaire, le socialiste François Hollande, ne s'est que peu réduit s'il s'agit du premier tour (le 22 avril), et encore moins s'il s'agit du deuxième (le 6 mai).



Les autres candidats n'ont guère bougé du point de vue de l'opinion. Ni Marine Le Pen, présidente du Front national, dont les chances d'être présentes au deuxième tour semblent s'amenuiser, ni le centriste François Bayrou, ni Jean-Luc Mélenchon, du Front de gauche, qui porte les espoirs communistes, ni l'écologiste Eva Joly, toujours en perdition.

Dès lors, le plus intéressant est ailleurs que dans les résultats peu variables des sondages, dont la méthodologie est régulièrement contestée, en particulier à propos des redressements qu'opèrent les instituts spécialisés pour corriger leurs données brutes, et tenir compte, par exemple, du fait que ces données sous-évaluent généralement le vote pour le FN. C'est ainsi qu'il est intéressant d'observer la façon dont tous les candidats tentent de construire leur base électorale sur des critères proprement sociaux.

La grande nouveauté, ici, est en effet dans les efforts qu'ils déploient sur ce terrain. Lors des élections précédentes, sur ce registre, on parlait surtout de la crise des banlieues, de la délinquance et de l'insécurité, et de l'immigration. Ces thèmes n'ont pas disparu, bien sûr. Mais ils sont éclipsés, pour l'instant, par la découverte d'une figure pourtant historiquement centrale en France: sinon la classe ouvrière, du moins les ouvriers.

Jusque dans les années 80, la gauche s'identifiait au prolétariat ouvrier et à son émancipation, qui devait, comme a pu l'écrire Karl Marx, libérer de ses chaînes l'humanité tout entière. Puis les ouvriers ont en quelque sorte disparu de la scène, et de l'imaginaire français, ils n'apparaissaient plus guère dans les médias, sauf lorsqu'une usine fermait et qu'ils protestaient plus ou moins violemment. Et lorsque les chercheurs en sciences sociales tentaient concrètement d'aller à leur rencontre, il leur fallait aller loin des centres-villes, mais aussi des banlieues populaires, dans des zones périurbaines, voire rurales, où se maintient un tissu de petites et moyennes entreprises industrielles.

Et voici que Nicolas Sarkozy, François Hollande, et les autres découvrent cet électorat ouvrier, se rendent dans des usines, se plaignent de la désindustrialisation de la France, qu'ils comparent à l'Allemagne si efficace dans sa politique industrielle, ou évoquent la perte de quelque 750 000 emplois industriels en 20 ans.

Les ouvriers, ici, ne sont pas pour autant cette figure émancipatrice, voire rédemptrice, d'un passé où ils étaient engagés dans un conflit structurel avec les maîtres du travail. Ils sont avant tout menacés de perdre leur emploi. Ce sont des acteurs qui attendent d'être protégés, aidés, dont la longue plainte n'était pas entendue, sauf peut-être du Front national, qui attend beaucoup de cet électorat qu'il prétend protéger par une politique de fermeture xénophobe et antieuropéenne.

Le social, ces derniers jours, est aussi plus classiquement rural. Les candidats ne manquent pas de se faire voir au Salon de l'agriculture, sorte de gigantesque ferme qui fonctionne à Paris chaque année durant une dizaine de jours. Il s'agit alors d'obtenir l'intérêt de la part d'un monde agricole qui est important symboliquement, même si son poids électoral devient très faible, quelques points de pourcentage du total.

Pendant ce temps, les enjeux écologiques d'une sortie de la crise trouvent peu de place dans le débat, et tout ce qui touche à la culture et aux identités culturelles est délaissé. La France semble suspendue à une image sociale d'elle-même qui est plus tendue vers son passé, industriel et rural, que vers un avenir ouvert à la diversité culturelle et soucieux de développement soutenable et d'environnement global.