Le cinéma américain ne cessera jamais d'étonner. Il est capable de produire une quantité industrielle de produits jetables, comme on ne cesse de le répéter. Et, en même temps, de donner une oeuvre magistrale dans un créneau où, en général, on ne l'attend pas: celui du film d'action cartoonesque, meublé de super-héros, tissé - habituellement - de fibres morales minces et unidimensionnelles.

Le plus récent film de Christopher Nolan, Batman, le chevalier noir, entame sa deuxième semaine sur les écrans de l'Amérique du Nord.

À son premier week-end, il a établi un record de tous les temps en encaissant 155 millions sur le continent, dont tout près de 2 millions dans 149 salles au Québec. En cette période de crise immobilière aux États-Unis, de hausse du coût de l'énergie, de crainte d'une récession, une telle recette n'est pas banale.

Mais elle l'est encore moins si on considère que Le Chevalier noir est une oeuvre lourde. Inquiétante. Troublante par les questions qu'elle soulève sur le Mal, sur l'ordre social ou sur les motivations humaines, et qu'on peut fort bien relier à la plus chaude actualité.

Le personnage principal de l'oeuvre, en effet, n'est pas vraiment le milliardaire Bruce Wayne, alias Batman. C'est plutôt le Joker réinventé avec génie par Heath Ledger. Et que l'acteur australien soit mort à 28 ans d'une overdose, en janvier, contribue à donner à sa créature une dimension presque surnaturelle.

Car l'être incarné par Ledger est surhumain.

Son Joker est un Belzébuth clownesque (le New York Times évoque l'esthétique du Cirque du soleil) dont les grimaces, loin de faire rire, glacent le sang; dont la gestuelle d'une sinistre élégance relève d'une chorégraphie d'outre-tombe (on pense alors au clip Thriller de Landis/Jackson).

Son Joker est un être d'une fulgurante intelligence, dont le sadisme n'est pas vraiment du sadisme, mais bien une réaction - qui est pour lui froidement raisonnable - à ce qu'il connaît de l'âme humaine, de ses contradictions et de ses lâchetés.

Son Joker est un personnage intemporel, maléfique, que toutes les religions et les philosophies du Bien ont identifié comme semeur de ce fruit défendu que sont le désespoir lucide, la cruauté comme fondement moral, l'instinct de destruction et de mort.

Ainsi, tuer mille êtres humains pour en épargner mille autres, pourquoi pas, si les sacrifiés sont des êtres jugés inférieurs? Et jusqu'où aller dans le combat mené contre la terreur qui menace Gotham: faut-il alors s'adonner au Mal pour le vaincre?

Quelles extraordinaires questions à poser aujourd'hui, à l'ère post-11-septembre, à l'ère Guantanamo!

Et une autre encore: existe-t-il vraiment des héros, des êtres purs que le doute n'assaille pas? À supposer que oui, Batman n'est pas de ceux-là dans le film de Nolan: apparemment, l'Amérique perd graduellement sa foi dans cette sorte de justicier.

L'époque, en effet, en est une de désillusion pour la psyché américaine. Et le Joker de Ledger tourne méchamment le fer dans la plaie.