Au Québec, on assiste au fil des évènements et des débats publics à de graves dérives éthiques de la part des gestionnaires « éclairés » qui prétendent piloter nos établissements d’enseignement supérieur. Après la controverse d’Ottawa qui a éclaté autour de Verushka Lieutenant-Duval, une nouvelle polémique a été déclenchée en décembre 2020 par les écrits de Philip Carl Salzman, professeur d’anthropologie retraité de l’Université McGill. Indignation compréhensible de la Société des étudiants qui l’accuse de racisme ; réplique du juriste Julius Grey et d’autres professeurs qui en appellent à la diversité des points de vue.

La direction de l’université, et c’est ce qui nous intéresse ici, arbitre le conflit dans des termes qui sembleraient raisonnables à n’importe lecteur : « La portée et les modalités d’application de l’énoncé sur la liberté académique de l’université demeurent inchangées, et ce, malgré plusieurs déclarations publiques nous demandant de faire passer l’équité et l’intégration avant la liberté académique, ou inversement. À McGill, aucun de ces principes n’a préséance sur les autres ni n’est absolu, et leurs limites ne peuvent être définies qu’à la lumière d’une analyse de leurs contextes d’application1. »

Cette position imparable se veut habilement fédératrice, car elle s’appuie sur des truismes (qui contesterait par exemple qu’aucun principe n’est absolu ?). Elle contient néanmoins des vices logiques, largement répandus ailleurs dans les discours officiels, qui entraînent de sérieuses entorses au plan de la déontologie.

D’une part, en raison même des omissions : pas un mot sur l’assimilation erronée de la liberté académique à la liberté d’expression, qui pourrit le débat depuis l’affaire d’Ottawa ; rien non plus sur la nature de la demande sociale à laquelle font face les établissements, comme si elle se limitait aux questions identitaires, ce qui, nous l’avons déjà souligné2, est loin d’être le cas. D’autre part, en raison de faux parallèles : entre la liberté académique, l’équité et l’intégration, aucune des trois notions n’est sur le même plan.

Impossible de comparer la liberté académique, qui est constitutive de la double visée pédagogique et scientifique de l’université, et l’équité ou l’intégration qui présupposent au contraire cette même définition de l’université. L’équité et l’intégration ne sont pas moins importantes (par exemple, pour ce qui regarde la diversité du recrutement étudiant et professoral), et McGill accuse dans ce domaine un retard sidérant. Mais elles ont trait précisément aux rapports entre l’université et la société, ce qui est différent.

L’histoire d’Émilienne

Les distorsions logiques que nous dénonçons trahissent un manque de discernement de nos dirigeants. Elles ont des effets très pervers comme Émilienne J... en a fait la cruelle expérience dans notre département, l’automne dernier. À plusieurs reprises, elle est interpellée par des étudiants sur l’emploi de termes sensibles dans les œuvres littéraires retenues (« sauvages », par exemple), sans que ceux-ci soient jamais prononcés. Plaintes. Mais contre qui ? Les auteurs du corpus ? Ou l’enseignante dont l’objectif est d’analyser les textes, et non d’en soutenir l’idéologie et les représentations ? Cet extraordinaire malentendu (qui tient à la méthode de lecture, incomprise) est surtout entretenu par les autorités mcgilloises elles-mêmes, qui « recommandent » à la professeure (non permanente) de s’excuser puis d’avertir chaque fois son public de l’existence de mots « choquants », de couper dans les extraits étudiés, d’enlever les citations dérangeantes en classe. Des pratiques qui se sont répétées dans d’autres contextes pédagogiques et pour d’autres mots (« putain » ou « fuck » notamment).

À moins de recourir au déni, la meilleure stratégie pour l’université consistera à laisser croire qu’il s’agit là de cas isolés. Car on voudrait n’y voir que des accidents ou, selon le vocabulaire convenu du repentir, des erreurs.

Il reste qu’en plus de créer un dangereux précédent, l’histoire d’Émilienne ne doit rien au hasard. Est-ce là un exemple de ce que la direction de McGill appelle une « analyse » éclairée et rigoureuse des « contextes d’application » des principes qui gouvernent normalement l’institution ? Disons plutôt qu’il résulte d’un mode de gestion qui, au lieu de traiter les cas à la lumière des principes, traite à l’envers ces principes à partir des cas – ce qui est la meilleure façon de perdre de vue les missions centrales de l’université. En relayant les plaintes de « clients » confrontés à des textes ou à des thèmes qui les mettent dans l’inconfort, nos administrations privent les uns et les autres des instruments du savoir, du travail de mise en contexte, de la distance critique, de la discussion collective. À terme, en favorisant l’extension sur nos campus d’une culture moraliste avec sa novlangue désormais bien reconnaissable (« ressenti », « bien-être », « safe space »), elles confisquent à chaque étudiant les moyens de sa propre émancipation.

Quoi qu’il en soit, dans nos lettres d’embauche, nulle part ne figure l’obligation de (nous) censurer. Ainsi, non seulement l’Université McGill est en train de résilier son contrat avec ses employés, mais elle s’apprête du même geste à rompre ses engagements avec l’État. N’est-elle pas en effet imputable de ses activités en plus de ses finances ? Dit autrement, l’impôt peut-il être consenti par les Québécois au nom de pratiques répressives, peu dignes d’une société démocratique et pluraliste ? Ou doit-il servir au contraire à l’avancement des connaissances ? Dans le rapport établi sous la supervision du scientifique en chef, Rémi Quirion, L’Université québécoise du futur, on lit cette remarque d’importance que la liberté académique, exposée aujourd’hui à une certaine « érosion », ne jouit pas « d’une protection législative à large portée ». Face aux dérives éthiques de l’esprit gestionnaire, il serait peut-être temps de refonder et consolider le pacte universitaire au Québec.

1 Lisez « Academic freedom »

2 Lisez « Universités, censure et liberté »

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