Au Moyen Âge, il arrivait qu’un copiste choisisse de ne pas reproduire un vers « malséant » ou qu’un lecteur (postérieur, bien souvent) pique ou gratte un bout de texte ou une enluminure jugés « inconvenants ». Cette condition est aujourd’hui celle des universitaires au Québec, que leurs institutions prient de manière insidieuse de passer sur un mot, une phrase ou une scène susceptibles de heurter les sensibilités de leurs très modernes clients, pratiquant à la fois la censure et son déni.

Ces derniers mois, la liberté d’enseignement a été souvent mise en cause, et l’a été paradoxalement au nom de la diversité et de l’inclusion. De la controverse qui a éclaté à Ottawa en octobre dernier aux attaques récentes de la SSMU1, la Société des étudiants de l’Université McGill, contre les écrits de Philip Carl Salzman2, la question s’est certes déplacée. Mais si nous en appelons nous aussi au respect du pluralisme, nous mettons en garde les étudiants contre les raccourcis simplistes de la lutte antiraciste, en soi nécessaire, mais également des collègues qui seraient tentés d’y répondre par des arguments civilisationnistes en opposant deux groupes, nous et eux.

On ne saurait, quoi qu’il en soit, plus mal poser les termes d’un débat où règne désormais la confusion. Il est urgent d’en sortir l’université, une responsabilité qui incombe en priorité à nos dirigeants, et pour ce qui concerne notre établissement, à la rectrice Suzanne Fortier dont les déclarations jusque-là tièdes et convenues ne sont pas à la hauteur des fonctions exercées.

Le procès fait depuis le début à la liberté d’enseignement, accusée de promouvoir des thèses idéologiquement controversées sous couvert de scientificité, se fonde sur un amalgame récurrent avec la liberté d’expression, appelée aux États-Unis free speech et encadrée ici par l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés.

La controverse d’Ottawa l’a révélé qui a porté d’abord sur le langage et a fortiori sur les langues en trahissant, par l’insistance à ne pas prononcer un nom, une attitude religieuse devant le langage.

Mais il en irait tout autant d’autres mots, « primitifs », « putain » ou « sauvages », qu’on nous invite désormais à découper aux ciseaux dans les textes étudiés. La liste est ouverte. Une distinction élémentaire, mais rarement pratiquée, passe ici entre ce qu’est un signe en usage et un signe en mention. Non, Verushka Lieutenant-Duval n’a jamais utilisé le mot « nègre », elle en a fait mention pour décrire l’histoire de ses usages, ce qui est complètement différent. Ignorer ce qu’est une citation discursive entraîne de très graves conséquences, à la fois épistémologiques, éthiques et institutionnelles. En ce sens, il n’a jamais été question de libérer et de remettre en circulation des mots chargés par la haine raciale, la domination coloniale ou l’esclavage. Absurde.

À ses détracteurs, qui assimilent la liberté d’enseignement à la libre expression, il convient donc de rappeler que si la parole universitaire peut être à bon droit soupçonnée, elle est aussi constamment sous contrôle. De la salle de classe à l’article de recherche, le savoir qu’elle contribue à faire circuler n’est pas l’affaire d’un seul, le professeur, mais relève d’une construction collective. Ce qui ne signifie pas bien sûr qu’elle est à l’abri de possibles dérives. La plupart des universités se sont dotées d’un corps de règles et de principes entourant la liberté d’enseignement, disponibles sur leurs sites.

Pour l’illustrer, on raisonnera ici au point de vue de notre discipline, les littératures de langue française. Pouvoir étudier des fabliaux sans se le voir interdire à cause de la violence faite aux femmes, le Sonnet du trou du cul de Rimbaud et Verlaine sans devoir s’en excuser par lettre officielle. Travailler sur les récits de viols chez Sade ou chez Anne Hébert. Car la demande sociale (et économique) à laquelle fait désormais face l’université se situe bien là et déborde à ce titre les tensions ethniques ou identitaires enregistrées sur les campus par les médias.

Cette demande se traduit trop souvent par un regard a priori sur les œuvres, qui s’interdit de comprendre et de lire quand il ne commet pas de flagrants anachronismes, et se garde surtout d’interroger ses propres présupposés et ses normes.

Or on ne saurait y répondre sur le mode vertueux en misant uniquement sur un « dialogue constructif », « le respect mutuel », « la confiance », « l’écoute active » entre étudiants et professeurs comme le voudrait la direction de McGill3. Ce catéchisme de la bonne conduite masque une absence de vision, une non-position qui s’en remet pour finir au droit coutumier. On y règle les plaintes et les conflits de cette nature (de plus en plus nombreux) en coulisses, au risque de l’arbitraire.

Pourtant, si elle se trouve sabotée et fragilisée par les complaisances clientélistes de l’administration, la liberté d’enseignement représente la condition même de la pensée. Elle ne s’arrête pas à l’enseignement mais inclut la recherche. Elle n’est pas un privilège du corps professoral. Elle protège à parts égales les étudiants. Aux clients qui parlent la langue de la blessure et du ressenti, aux collègues tentés d’en faire leur fonds de commerce, à tous ceux qui se satisferaient ici d’une pratique confortable de la lecture, en accord avec leurs opinions et leurs croyances, ce que Roland Barthes appelait le texte de plaisir, il convient d’opposer le texte de jouissance, capable de faire vaciller « les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur », la certitude de ses goûts et de ses valeurs.

Cette expérience de l’altérité, constitutive de n’importe quel savoir, le spécialiste de la littérature l’a en commun avec le linguiste, l’ethnologue, l’historien, le sociologue, etc. Notre mission est à ce prix : confronter les esprits à ce qu’on appelait au Moyen Âge l’exercice de la disputation, l’une des principales méthodes d’enseignement. Une pédagogie de l’inconfort obligeant chacun à entrer dans le monde de la complexité et de la nuance. Ce principe ne saurait être ni galvaudé ni négocié.

1 Lisez la lettre de la Société des étudiants de l’Université McGill (en anglais)

2 Lisez le texte de Louise Leduc

3 Lisez la lettre de la principale et vice-chancelière (en anglais)

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