Depuis longtemps, l'affaire Kitty Genovese représente le summum de la froide indifférence dont sont capables les êtres humains devant une tragédie dont ils sont témoins. Des films, des livres, d'innombrables thèses universitaires ont disséqué l'histoire de cette femme qui, en 1964, a été longuement battue puis poignardée à mort sur un trottoir de New York sans que personne n'intervienne.

Ce qu'on appelle depuis ce temps le syndrome Genovese s'est récemment manifesté, en Chine, lorsqu'une caméra de surveillance a immortalisé une scène hallucinante. Celle d'une vingtaine de personnes enjambant presque une fillette renversée par une camionnette, la petite Yue Yue, sans lui porter secours (elle est morte par la suite).

D'autres cas du genre ont fait la manchette en maints endroits dans le monde, ce qui tendrait à confirmer l'universalité du syndrome Genovese.

Et puisqu'on n'arrête pas le progrès, cette pathologie s'enrichit aujourd'hui d'une variante: la Youtubisation de la tragédie. Celle-ci dénote, non pas la crainte d'intervenir dans un événement perturbant, non pas la simple indifférence au sort d'autrui, mais le désir de tirer quelque chose de ce malheur étalé devant soi.

C'est cette variante qu'on a vue agir à Hampstead (Ontario), lundi dernier, lors de la terrible collision dans laquelle 11 personnes ont péri. Il s'agit de la pire tragédie routière au Canada depuis l'accident d'autobus des Éboulements qui avait fait 43 morts, en 1997.

Or, à Hampstead, plusieurs badauds arrivés sur les lieux avant les premiers secours n'ont rien trouvé de mieux à faire que d'empoigner leur téléphone portable ou autre moulin à images pour se confectionner des souvenirs de l'hécatombe. Des souvenirs? Non, pire encore. Un témoin a raconté au National Post: «Ils se disaient: je vais prendre une photo ou une vidéo et je vais mettre ça sur YouTube!»

C'est ça, la Youtubisation.

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Pourquoi? Risquons ceci.

D'abord, aucun événement, aucune personne n'existe aujourd'hui sans se trouver virtuellement, d'une façon ou d'une autre, dans les médias conventionnels ou sociaux. Placer une vidéo sur YouTube est un de ces gestes qui allouent un certificat d'existence: «Voyez, ceci est mon oeuvre!» Évidemment, en termes de présence médiatique, Facebook fait encore mieux: «Voyez, c'est moi!»

Ensuite, la vie des autres - ou la mort des autres - peut parfaitement être observée de la même façon qu'on regarde une émission de téléréalité. L'oeil moderne s'est habitué à porter cette sorte de regard. Lequel relève d'une attitude qui, sans totalement exclure l'empathie, permet de mettre celle-ci à off en une pression du pouce sur un bouton de la télécommande. Ceux qui, à Hampstead, ont youtubisé le carnage avaient appuyé sur ce bouton-là...

Et aussi sur celui qui fait disparaître toute décence.