Il faudra un jour donner un nom au phénomène voulant que, plus le nombre de mots utilisés pour décrire une réalité est élevé, moins la description obtenue est juste. Appelons cela pour l'instant le «syndrome des récits artificiels», qui sévit aujourd'hui dans presque tous les domaines.

Pourquoi? D'abord parce qu'une proportion toujours grandissante de la main-d'oeuvre se consacre à la production de mots...

Ainsi, Sigmund Freud oeuvra à une époque où peu de gens travaillaient à traduire en mots une réalité, celle du fonctionnement de l'esprit humain. Or, depuis 100 ans, des hordes de psychanalystes, psychologues et autres thérapeutes ont accumulé des quantités astronomiques de mots... sans qu'on sache si cette réalité est vraiment mieux connue aujourd'hui que jadis. Freud lui-même est maintenant soupçonné d'avoir livré dès le départ un... récit artificiel: voir Le Crépuscule d'une idole de Michel Onfray.

Pensez alors à la multitude d'autres réalités ne demandant qu'à être triturées à leur tour!

Un de nos grands professeurs de philosophie, le regretté Laurent-Michel Vacher, a souvent fustigé sans ses écrits la philosophie académique, faite d'un tsunami de mots évoluant dans l'artifice. Dans La passion du réel (un titre explicite), il moquait la façon songée de parler «de kangourous phénoménaux (alors que) quand nous parlons de kangourous, c'est de kangourous que nous parlons!»...

Tout cela n'est que philosophie dans le boudoir, croyez-vous? Pas du tout. Il y a des conséquences.

Ainsi, on moque volontiers la novlangue des pédagogues, indéchiffrable ailleurs que dans les ministères. Or, ce n'est pas qu'anecdotique. Ce langage codé a fait en sorte que les «s'éduquant» (!) vivent désormais dans une réalité, la réalité de l'école, qui n'est plus celle du système d'éducation. De sorte que parler aujourd'hui d'acquisition des connaissances - l'abc de l'enseignement réel depuis Charlemagne! - est perçu comme audacieux... Qui fera le calcul des erreurs commises en tentant de réformer le récit artificiel de l'éducation plutôt que sa réalité?

De la même façon, remplacer l'assurance-chômage par l'assurance-emploi, l'assurance-maladie par l'assurance-santé, ou parler de persévérance scolaire au lieu de décrochage, peut sembler anodin. Mais cette manipulation conforte l'idée qu'on peut transformer le réel en n'usant que de mots.

Au Québec, on s'est battu pour que soit adoptée une loi contre... la pauvreté, comme si les mots pouvaient y changer quoi que ce soit.

Ailleurs, le Conseil des droits de l'homme de l'ONU étudie actuellement un rapport interne qui louange la Libye pour ses progrès en matière de droits... en même temps qu'il condamne les dernières exactions du régime Kadhafi! Il faudrait faire l'un ou l'autre. Et agir en conséquence. Mais l'ONU, la plus grande manufacture au monde de récits artificiels, se sent rarement tributaire de la réalité.

Et de toute façon, là comme ailleurs, agir est devenu si difficile, compromettant, fatigant, périlleux.