C'était en 1996. À la suite d'un changement de poste, je me suis retrouvé au pupitre voisin de celui d'un journaliste vétéran, que je connaissais peu, Gérald LeBlanc. Une amitié a pris naissance, aussi profonde qu'improbable. Lui, fils de bûcheron, indépendantiste, le coeur à gauche, grégaire; moi, fils d'avocat, fédéraliste, l'esprit à droite, solitaire. Gérald est décédé dimanche.

Trois passions nous ont rapprochés: la politique, la discussion, le rejet du simplisme. Dans le débat sur l'avenir politique du Québec, Gérald ne pouvait supporter les arguments fondés sur des certitudes plutôt que sur des faits. Il déplorait que «chacun doive choisir son camp, en oubliant l'analyse des arguments, en se contentant de slogans et de mythes». Prêtre défroqué, il se sentait à l'étroit dans une chapelle, quelle qu'elle soit.

Qu'il écrive sur l'éducation, sur la politique ou sur Montréal, Gérald racontait. Il disait l'histoire des gens, du monde ordinaire que la plupart des médias ignoraient, sinon pour d'insignifiants vox populi. Gérald, lui, passait des heures avec chacun. Par métier, par curiosité, par bonté. Ses articles relataient des vies entières.

Mon premier contact - indirect - avec Gérald remonte à 1986. J'avais été embauché par La Presse comme chroniqueur à l'éducation. Gérald venait de publier un livre sur la question: «L'école, les écoles, mon école». Sans négliger les structures et les politiques, l'auteur y parlait surtout des enseignants et des élèves. «Quand je fouille dans mes souvenirs d'école, écrivait-il, ce ne sont pas des édifices ni des laboratoires mais des visages qui font surface. Des figures d'hommes et de femmes qui m'ont signalé des choses importantes et qui m'ont appris à les distinguer des valeurs négligeables.»

Gérald a été un des premiers journalistes à s'intéresser, pour vrai, aux minorités culturelles du Québec. Pas aux lobbys parlant en leur nom, mais aux personnes. C'est ainsi qu'il nous a fait connaître Yusuf, Chei-Ling, Gulizar et des dizaines d'autres néo-Québécois. Grâce à ces récits, nos débats manichéens se heurtaient à «une réalité complexe au sein de laquelle il faut évoluer avec tolérance et ténacité, sans perdre de vue l'objectif de francisation, mais en tenant compte de ceux qu'on veut attirer dans notre grande famille».

Depuis sa retraite, Gérald m'envoyait de temps à autre un courriel. Il s'agissait généralement d'une remontrance au sujet de mon éditorial du matin. Engagé jusqu'au cou dans un quelconque débat, j'avais durci le ton et escamoté les nuances. Détestant les croisades, mon ami me désarçonnait en deux ou trois phrases assassines.

J'ai vu Gérald LeBlanc pour la dernière fois une semaine avant sa mort. En compagnie de nos amoureuses, sous le regard de Zara, sa paisible chienne, nous avons refait le Canada, pour la énième fois. Pendant une heure, la conversation lui a redonné des forces.

Un moment seul avec lui, maladroit comme toujours, je lui ai demandé: «Penses-tu à Dieu?»

Gérald a alors laissé tomber une de ces phrases mystérieuses dont il avait le secret. «Dieu? Je ne le connais pas.»

Fier de son effet, l'oeil moqueur, il refusera d'en dire plus long.

Gérald est parti avec son énigme.

S'il y a un Au-delà, Gérald, peux-tu me réserver le pupitre à côté du tien?