Il faut se ramener 10 ans en arrière pour mesurer l'ampleur de la condamnation de Tony Accurso, le roi Téflon de la construction.

L'homme était réputé tirer les ficelles de la collusion au Québec, avoir plusieurs maires dans sa poche (et dans son bateau), jouer du financement politique pour lubrifier la machine à obtenir des contrats.

Si un entrepreneur était dans la ligne de mire de la police anticorruption, c'était donc Antonio Accurso. Mais il ne serait pas facile à arrêter. Tandis que d'autres affichent leur nom sur les camions-bennes, lui restait dans l'ombre, à distance, au-dessus de la mêlée. Pourtant, il régnait sur les chantiers dans la région de Montréal. Simard-Beaudry, Louisbourg, Hyperscon, Gastier, Marton... Une entreprise à la fois, avec le soutien du Fonds de solidarité FTQ, il avait bâti un consortium puissant et lucratif dans la construction qui avait une superbe réputation auprès des banquiers et des donneurs de travaux.

Jusqu'à ce que son nom commence à être évoqué ici et là, dans des enquêtes journalistiques. Jusqu'à ce que l'on constate qu'il avait la part du lion des contrats dans plusieurs municipalités. Des villes où, comme par hasard, le même petit groupe de constructeurs, chacun leur tour, décrochait les contrats comme dans une chorégraphie.

Longtemps les médias n'avaient de lui qu'une vieille photo prise furtivement par un photographe de The Gazette. Il n'accordait pas d'entrevue. On ne l'a aperçu comme il faut qu'à sa première arrestation, quand la Sûreté du Québec l'a fait parader à son quartier général, en 2012 - une autre affaire de partage des contrats dans la couronne nord. Il a tout fait pour ne pas témoigner à la commission Charbonneau, sans succès. On a pu voir l'homme habile, charmeur, bagarreur aussi.

Sauf qu'à ses deux premiers procès, Tony Accurso s'en est tiré. Acquitté une première fois à Joliette, il a bénéficié d'un avortement de procès l'an dernier dans le dossier de Laval.

C'est ce procès qui vient d'être repris. Mais après sept jours de délibérations du jury, la poursuite avait toutes les raisons de craindre une autre fin en queue de poisson.

Le déclarerait-on jamais coupable?

Oui, hier, et sur toute la ligne. Et vu la gravité des gestes, l'ampleur et la durée du complot, il risque carrément une peine d'emprisonnement.

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Pour l'Unité permanente anticorruption (UPAC), comme pour la Directrice des poursuites criminelles et pénales, ce verdict est plus qu'un soulagement. C'est un test de crédibilité que ces organisations ne pouvaient pas rater.

L'UPAC a obtenu plus d'une centaine de condamnations, mais surtout par aveu de culpabilité. Les résultats sont beaucoup moins impressionnants quand les enquêtes majeures ont subi l'épreuve des tribunaux. L'acquittement catastrophique de Frank Zampino et de ses coaccusés dans l'affaire Contrecoeur, celui d'Accurso à Joliette, l'avortement du premier procès... On commençait à se demander si les dossiers étaient bien montés.

Et s'il y a un dossier qu'ils ne pouvaient pas laisser glisser, c'est bien celui de Laval.

Le corrupteur en chef, le maire Gilles Vaillancourt, a lui-même plaidé coupable. Plusieurs complices se sont faits délateurs. Cette fois, la preuve n'était pas circonstancielle, elle ne reposait pas sur des déductions. On avait affaire à trois témoins directs. L'un d'entre eux a dit avoir reçu 200 000 $ en comptant des mains de Tony Accurso. Un autre a participé à une réunion dans les bureaux d'Accurso, où on lui demandait d'intercéder auprès du maire Vaillancourt pour régler un litige. Un autre encore a expliqué comment on se partageait les contrats.

L'accusé a nié et n'a pas été cru. Mais songez qu'il a fallu une semaine pour obtenir ce verdict. Ça illustre toute la difficulté des démonstrations pour ce genre de crimes : ça se fait entre initiés, qui n'ont pas intérêt à se dénoncer. Ça se fait entre gens intelligents qui jouent le jeu des appels d'offres, même s'ils sont bidon. Ça se fait avec des gens à l'éthique douteuse, pour ne pas dire des fraudeurs, qui sont faciles à attaquer quand ils viennent témoigner.

«J'ai bâti un empire de 1 milliard de dollars, a dit Accurso au jury. Je ne mettrais pas ça en péril» pour des contrats à Laval qui représentent moins de 3% de son chiffre d'affaires.

L'argument est habile. Il est séduisant, même. La vérité, c'est que le système lavallois a fonctionné pendant 40 ans sans que jamais personne ne soit accusé. Il n'y avait aucun péril. Et si jamais on accusait quelqu'un, ce serait quelque idiot de bas niveau, un ingénieur nerveux, un notaire véreux... Comment penser qu'on remonte jusqu'à l'empereur?

Ça semblait impossible il y a 10 ans, quand Accurso copinait avec le président de la FTQ et Gilles Vaillancourt. On a vu hier que ça ne l'était pas, et c'est arrivé dans un mot de huit lettres, dont chacune a coûté presque un jour de délibérations et des mois d'enquête : coupable.