Veux-tu bien me dire qui bloque le trafic, un vendredi matin à Seven Points, Texas, un bled de 1145 personnes à 100 km à l'est de Dallas ?

On entend une sirène de police... Des gyrophares... Accident ? Non. C'est le jour des Vétérans, tassez-vous de là, le défilé s'en vient. Dans des remorques, assis sur des bottes de foin, des anciens combattants du Viêtnam et même de la Seconde Guerre mondiale passent devant une foule clairsemée. Une fanfare d'au moins 100 personnes et une cohorte de majorettes de l'école secondaire, fermée pour l'occasion, closent le défilé.

Ils convergent vers le bâtiment des Vétérans des guerres étrangères - par opposition à ceux de la guerre civile, plus rares, faut croire.

Il y a là Barry Hetrick, 68 ans, logisticien pendant 17 mois au Viêtnam et au Cambodge. On a causé politique. S'il connaît le sénateur John McCain, ex-prisonnier de guerre et ex-candidat à la présidence ? Mais oui. Il est venu faire un tour ici même.

« Trump a dit que ce n'était pas un héros parce qu'il a été capturé.

- Mon père a été prisonnier des Allemands pendant deux ans. »

Le ton est grave. Il n'a pas besoin d'en rajouter. Il sait ce que ça veut dire.

« Ça a dû vous insulter que Trump dise ça d'un prisonnier de guerre ?

- Moi ? Pantoute !

- Comment ça ?

- C'est l'Amérique, mon vieux, les gens peuvent dire ce qu'ils veulent ! »

Et il éclate de rire.

Faut-il préciser qu'il n'a pas voté Clinton ?

« La méchante Sorcière de l'Est est morte ! » (Faut connaître Le magicien d'Oz.)

« Et Bill, vous en pensiez quoi ? »

Il s'éloigne de sa femme et me prend par le cou pour me parler à part. « Écoute bien, un gars qui réussit à se faire faire une pipe à la Maison-Blanche, c'est mon genre de Marine ! »

***

Dans un immense réfectoire, les vétérans en uniforme et les élèves qui transpirent dans le leur après avoir marché sous le soleil avec une grosse caisse attendent le signal pour aller se servir. Cecil a fait du poulet frit pour 200 personnes. Il y aura des haricots verts (cuits au-delà de toute rédemption), de la salade de patates et du maïs. Sur les napperons, on a reproduit le poème du soldat canadien John McCrae, Dans les champs des Flandres.

Rosemary Bruner donne les tickets. « Mon ex-mari a fait le Viêtnam, et la première chose qu'il m'a dite, c'est de ne jamais toucher son épaule pour le réveiller. Les pieds, que les pieds. J'ai demandé pourquoi. Il a dit : "Parce que je pourrais te tuer..." Il dormait avec un .357 chargé à bloc sous l'oreiller. Ses amis m'ont dit ce qui était arrivé là-bas, et j'ai compris. »

***

La ville suivante s'appelle Gun Barrel, comme par hasard. « C'est parce qu'avant, il n'y avait qu'une route avec trois lumières clignotantes et des fermes. La route, c'est tout ce qu'il y avait. Et elle est droite comme un canon », m'explique Mike Paul.

« Voter ? Nah, je vote pas. Je fais mes petites affaires, je reste en dehors de ça. »

On analyse au microscope la sociologie de l'électeur, mais un Américain inscrit sur deux n'a pas voté.

Mike est camionneur. Mais comme plein de gens dans le Sud-Ouest, il a eu une trentaine de têtes d'Angus, comme job d'appoint. « Le boeuf, ça suit le pétrole, ça monte et ça descend... »

Il a tatoué le nom de ses deux filles sur ses poings. Sa femme gère le bingo local. Et s'il a « trop d'armes à feu pour les compter », c'est pour chasser. « Je mange tout ce que j'abats : cochons sauvages, chevreuils, colins, pigeons... C'est très bon, le pigeon. »

***

La ville de Canton se vante d'être, un week-end par mois, le plus grand marché aux puces du monde. Les vendeurs itinérants se ramènent de partout.

Le reste du temps, le long des routes secondaires, on aperçoit ici et là en enfilade des étals d'invraisemblables amas de brocante.

Celui-ci s'appelle Junk Dynasty, sur « Red Neck Lane ». Vieille boîte à lunch, fils électriques, réflecteurs, pneus...

Et au milieu de tout ça, un couple. Susan Leslie tricote le Phentex. Glenn travaille le bois.

Les deux ont perdu leur job de chauffeur d'autobus. À Dallas. Le propriétaire est mort en 2011. La compagnie a été rachetée. Ils n'ont rien trouvé depuis.

« J'espère que Trump va nous remettre sur pied. Les gens viennent ici, ils regardent, ils disent : "Oh ! c'est beau, vous travaillez bien !" Et ils s'en vont sans rien acheter. Ils ont peur à cause de l'économie. Tu sais combien d'heures ça m'a pris, faire la tuque et l'écharpe ? Toute une journée. Je vends ça 20 $, les gens trouvent ça trop cher, ils sont inquiets à cause de la politique. 

- C'est peut-être une excuse...

- Non ! Ils me disent : les années d'élection, je ne dépense pas. Ben, j'espère qu'avec Trump ils auront confiance, ils vont mettre la main dans leur poche. »

***

Hope, Arkansas. « Ici est né Bill Clinton, 42e président des États-Unis ». Le cottage en clins de bois est un site historique. Le temps où l'Arkansas votait démocrate est aussi passé à l'histoire depuis sa réélection, en 1996.

Dans ce comté « sec » (pas moyen d'avoir une bière à l'épicerie), où des touristes viennent en pèlerinage voir sa maison, presque les deux tiers des votes ont été pour Trump.

« Bill est un homme renversant, qui se souvient du nom de tout le monde ou qui en donne l'impression, mais c'est loin, tout ça, me dit le propriétaire de la vieille quincaillerie familiale William. Les démocrates se sont éloignés de nos valeurs. C'est ce que j'entends ici. Pour moi, l'enjeu numéro un, c'est le choix du prochain juge de la Cour suprême. » L'homme est diplômé d'histoire, de politique et de théologie.

« Le quartier a changé. La grande maison en briques jaunes, c'était celle d'un avocat bien en vue. Derrière, il y avait le propriétaire de deux grands magasins. C'était la bourgeoisie de la ville. Maintenant, ces gens-là vivent en banlieue, ou sont partis dans les grandes villes. »

Je rencontre Richard Hogue, l'ancien propriétaire d'une station Esso, qui a rempli les réservoirs de la ville pendant 50 ans. Il connaît tous les potins de Hope. Il a encore son macaron Trump.

« Bill est un gars agréable, mais je n'aime pas ses moeurs. Bien avant qu'il soit président, on savait que c'était un coureur de jupons. Je connais au moins deux de ses maîtresses. Trump ? C'est des femmes qui ont été payées par Hillary, je parie. »

Hope a changé et l'espoir a changé de camp.

Photo Yves Boisvert, La Presse

Richard Hogue, ancien propriétaire d'une station Esso, en compagnie de sa femme

Photo Yves Boisvert, La Presse

Barry Hetrick, 68 ans, a été logisticien pendant 17 mois au Viêtnam et au Cambodge.