Depuis des mois, le commissaire Renaud Lachance et la présidente France Charbonneau ne se parlent à peu près plus que par personnes interposées. Plusieurs sources à l'interne nous le disent : la Commission a fini péniblement sa rédaction. L'ancien vérificateur général était violemment opposé à l'analyse faite par la juge Charbonneau sur un sujet névralgique : le lien entre les contrats provinciaux et le financement politique.

Et voilà comment on en arrive à cette dissidence étrange, qui décrit la même bestiole, mais qui refuse de l'appeler un chat. C'est un quadrupède avec du poil, oui, ça ronronne et ça miaule, ça mange des souris... mais on n'est pas certain de ce que c'est au juste.

Le rapport ne s'aventure pourtant pas tellement en affirmant qu'il y a un « lien indirect » entre l'attribution des contrats et le financement des partis politiques provinciaux.

La juge Charbonneau le reconnaît, c'est l'évidence : il est « impossible de conclure à l'existence d'un lien direct et spécifique » entre l'attribution des contrats du gouvernement du Québec et le versement de contributions aux partis politiques.

Personne en effet n'a dit avoir reçu tel contrat parce qu'il avait donné X dollars au Parti libéral ou au Parti québécois.

On n'est pas à Laval, on n'est pas à Montréal aux belles années de « Monsieur 3 % ». Ce n'est pas aussi vulgaire que ça.

La preuve est pourtant abondante et claire : tous les acteurs majeurs du génie et de la construction se sentaient obligés de financer les partis politiques pour ne pas être exclus des contrats publics.

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Sur plus de 150 pages au chapitre 7, la Commission décrit en détail le système. Une demi-douzaine de dirigeants de firmes de génie-conseil ont dit essentiellement la même chose. Pour « ne pas prendre de chances », comme « police d'assurance », pour « faire avancer les projets », il fallait absolument dire oui aux collecteurs de fonds politiques.

Ça ne vient pas d'illuminés. Georges Dick était président de la firme RSW, parmi les principales à fournir des services à Hydro-Québec. L'homme d'affaires Marc Bibeau s'est présenté à lui en 2002 comme « conseiller de Jean Charest » et « responsable du financement » du Parti libéral du Québec. Si jamais le PLQ reprenait le pouvoir un jour... et si RSW voulait continuer à obtenir des contrats... faudrait faire un effort, disait M. Bibeau. De fait, le PLQ a pris le pouvoir en 2003... et M. Dick, inquiet, a décidé d'augmenter les « dons » au PLQ. Ils sont passés de 22 000 $ à 72 000 $ entre 2002 et 2005. Certes, le PDG d'Hydro-Québec le rassurait : ces dons n'avaient rien à voir avec les contrats. Mais qui serait assez fou pour courir ce risque ?

Ce Bibeau, de Schokbéton, est celui qui a introduit Jean Charest auprès du milieu des affaires du Québec à la fin des années 90. Ce n'est pas Amir Khadir qui le dit, c'est Violette Trépanier, directrice du financement du PLQ. Il est décrit par de très nombreux témoins comme le grand argentier du PLQ. Et c'est lui qui allait voir les firmes pour demander plus, beaucoup plus d'argent. Sous sa gouverne, les finances du PLQ ont prospéré comme jamais.

Pas moins de six dirigeants de firmes de génie ont expliqué que les sommes réclamées étaient fonction des contrats reçus. Et qu'on donnait toujours plus aux partis au pouvoir. La courbe des contrats obtenus suit celle des contributions au PLQ pour les quatre firmes principales au Québec.

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Il n'y a pas de lien « direct ou indirect » entre « le versement d'une contribution et l'octroi d'un contrat », dit néanmoins M. Lachance. Nuance subtile : « il y a un lien entre le financement des partis politiques et la gestion d'un contrat public lorsque les entrepreneurs en construction se sentent contraints de contribuer », écrit-il dans sa dissidence.

C'est franchement jouer sur les mots que de faire la distinction entre « la gestion » et « l'octroi ».

D'autant que la preuve est claire sur cet autre point : le fait de financer le parti au pouvoir donnait un accès direct aux cabinets de ministres-clés (Affaires municipales en particulier)... qui pouvaient décider d'allonger une subvention dans une ville, accepter un projet, en refuser un autre, même contre l'avis des fonctionnaires.

Nathalie Normandeau elle-même a qualifié de « troublant » le lien entre son chef de cabinet Marc-Yvan Côté, ex-ministre devenu développeur d'affaires de Roche... et Roche, qui a raflé la moitié des contrats dans l'Est du Québec sous sa gouverne...

Renaud Lachance constate comme tout le monde le dévoiement à gogo du régime de financement des partis.

Comment, donc, ne pas reconnaître même un petit « lien indirect » ? C'est une réticence difficilement explicable logiquement de la part de Renaud Lachance. Elle vient miner inutilement ce rapport pourtant appuyé ligne par ligne, très prudent, qui n'ose écorcher presque personne à Québec.

Cela s'appelle cracher dans la soupe.