Vendredi, en partant pour la dernière fois, je me suis retourné pour voir ce que je laissais derrière.

Vingt-sept ans de vie dans ce journal, ça n'entre pas dans les trois boîtes numérotées auxquelles on avait droit.

Je quitte sans nostalgie cette vieille salle. Mais plein de souvenirs.

C'est très impressionnant, 200 personnes en train de fabriquer un journal, la première fois que tu entres. Tu prends ta place en t'excusant, tu ne fais pas trop de bruit, tu regardes les autres...

Tout a été réaménagé 15 fois, mais je peux dire très exactement où tout le monde était. Je revois Foglia en train d'ouvrir du courrier, juste là, dans la section des sports. Il faisait une liste des livres préférés des lecteurs. Première fois que je rencontrais le monstre sacré. Je le lisais depuis assez longtemps pour deviner qu'un danger mortel me guettait si je manifestais juste un peu de l'immense admiration que j'avais et qui est restée intacte.

Il m'a regardé par-dessus ses lunettes : toi, je te gage que c'est le Petit Prince ?

Oh, l'insulte, la provocation !

Après, il a toujours été fin. C'est lui qui a pris mon chat quand je me suis séparé.

Je faisais la chronique d'échecs en dehors des heures normales, très, très en dehors, en fait. Vers 23 h, quand tout se calme, j'allais jouer une partie sur un jeu miniature avec celui qu'on appelait « le baron », Johan. C'était un vrai baron celui-là, suédois. Il consacrait toutes ses économies au dressage de chevaux et passait son temps à vitupérer contre les idiots de journalistes, qui ne savent pas écrire, contre les sports professionnels, d'une vulgarité inouïe, contre l'époque en général et l'humanité en particulier.

Il tenait des propos sur la valeur d'une langue noble comme l'espagnol comparée à l'italien et échangeait des paroles en allemand avec Claude Gingras avant de corriger au crayon gras un titre coiffant une histoire de zonage municipal.

Des fois, il gagnait.

Vers 1 h du matin, ma chronique d'échecs n'était pas encore terminée et il ne restait dans cette immense salle vide que Claude Gingras de retour d'un concert et Jean Beaunoyer de retour d'un spectacle. Claude Gingras sortait de son tiroir diverses potions chinoises qui semblent avoir entretenu sa mémoire phénoménale. Il avait aussi un petit flacon de brandy Chemineaud dont il usait à dosage homéopathique pour améliorer le café. Ça devait bien lui durer deux ans.

Louise Cousineau était tout près des réceptionnistes, lieu hautement stratégique, toujours disponible pour entendre ou raconter une bonne histoire, une rumeur, une médisance, pourvu qu'elle soit bien tournée. Quelle conteuse !

Je me souviens de Réjean Tremblay, les vendredis, quand finalement il s'assoyait, il pouvait pisser une histoire de 1000 mots en 50 minutes. Quand même...

***

Les 10 années où j'étais chroniqueur judiciaire, j'avais un bureau dans la salle de presse des journalistes au palais de justice. Le plus souvent, je traversais quand même la rue pour venir écrire à La Presse. Pour être au milieu de l'action, pour absorber cette indéfinissable énergie.

Pour être partie de ce brouhaha organisé qui finit par accoucher chaque jour, on ne sait trop comment, d'un livre qui raconte notre monde.

En 131 ans, ce journal a vu passer la machine à écrire, toutes sortes d'ordinateurs et de programmes, nous sommes passés de l'ère industrielle à l'ère informatique, de l'objet d'information manufacturé à l'espace immatériel...

Mais la salle est demeurée.

On peut tous écrire chacun de notre côté, bien entendu, et à la fin, c'est ce qu'on fait chacun à son poste. N'empêche : il y a tout de même une force irremplaçable qui émane de cette mise en commun de talents, de connaissances et d'expériences humaines. De ces échanges aléatoires. Tu vois ça comment ? Lis-moi donc ça... Qu'est-ce que t'en penses ?

Tout d'un coup quelqu'un éternue et, selon une tradition bien établie, au moins 20 personnes à l'autre bout de la salle font un énorme « heeeeey ! » en forme de reproche comme si on interrompait l'orchestre.

***

On a vu des guerres se déclarer, des référendums, des poursuites à CNN, des attentats, des écrasements d'avion.

Je me souviens du jour d'octobre où il fallait faire un numéro sur l'écrasement d'Egypt Air, dans lequel est mort Claude Masson, notre rédacteur en chef.

Je me souviens d'arriver dans la salle après l'écrasement du deuxième avion au World Trade Center. Philippe Cantin qui nous réunit tous, un journal imprimé à 13 h, avant de sauter en voiture et de partir vers les États-Unis.

Il y a eu quelques engueulades derrière des portes mal fermées ou en plein milieu de la salle, il y a eu des empoignades, il y a eu des pleurs.

Faut pas exagérer la métaphore de la grande famille, mais tout de même, on se connaît un peu, pas mal. Et il me semble que comme groupe d'êtres humains qui ne se sont pas choisis, pour vous résumer ça vite fait, on s'entend un peu au-dessus de la moyenne, des fois même on s'aime.

Me revient le jour d'octobre où la plus belle fille et la plus gentille qu'on ait vu entrer à La Presse est arrivée. J'étais assis juste derrière. Je m'en souviens, on a fait trois enfants ensemble.

Demain, j'entrerai dans la nouvelle salle et j'ouvrirai mes boîtes qu'on aura déménagées. J'emporte avec moi tout le reste, tout ce qui n'y entre pas.