Richard, Béliveau, Lafleur. Un par décennie. Tous liés par le fil d'or de la tradition et du mythe. Trois rois d'une dynastie québécoise. Et trois époques du Québec.

Jean Béliveau a succédé à Maurice Richard un peu comme Gilles Vigneault a pris le relais de Félix Leclerc. Après la période sauvage et héroïque du pionnier venait une sorte d'entrée dans la modernité.

Maurice Richard quitte le Canadien en 1960, au moment où le Québec entreprend un grand virage de scolarisation et de prise de contrôle de son économie. Béliveau devient le capitaine.

Même si c'était à son corps défendant, Richard avait symbolisé autant la réussite exceptionnelle dans un environnement hostile que la révolte d'un peuple exclu du pouvoir économique. Le joueur qui se fait refuser un congé, même s'il est fourbu après une journée de déménagement (qui imagine des joueurs de hockey déménager leurs meubles aujourd'hui?). Et qui marque cinq buts, fait trois passes...

Le joueur suspendu pour la fin de la saison et pour les séries éliminatoires, en 1955, l'émeute du Forum qui suit...

Il gagnait même quand tout conspirait contre lui.

Jean Béliveau paraît aux antipodes. Richard joue avec une sorte de fureur, d'instinct, il explose... Béliveau est fluide et élégant, plus cérébral.

Ceux de ma génération qui n'ont d'autre souvenir qu'un très, très gros chiffre imprimé très, très gros dans le journal en 1971 (500e but!) ont connu le sage qui veillait aux destinées de la famille. L'homme de «la compagnie». M. Béliveau était un employé de Molson pendant la saison morte dès son embauche; dès sa retraite, il devient cadre du Canadien et termine sa carrière comme vice-président aux affaires sociales.

On a fini par voir en lui surtout ce gentilhomme bienveillant. Il était entouré d'une admiration presque religieuse. Je me souviens, stagiaire, que le pupitre des sports avait corrigé «le gros Bill» par «le Grand Bill», dans un texte que j'avais fait sur sa fondation. Un peu de respect!

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Les preuves de l'exquise gentillesse de l'homme ne manquent pas. Quel autre joueur de hockey est allé présenter ses excuses au gardien de but pour l'avoir fait mal paraître après un but (son 500e)?

Mais en lisant Philippe Cantin et le professeur Benoit Melançon, une autre image émerge.

Pendant quatre ans, le jeune Béliveau résiste aux offres du Canadien. Il reste avec les Citadelles, puis les As de Québec, un club semi-professionnel qui le paie mieux que Maurice Richard et Gordie Howe.

Dick Irvin, directeur de l'équipe, l'accuse de manquer de loyauté envers les Canadiens français en ne venant pas jouer à Montréal. Rien que ça!

Et quand finalement il accepte de signer un contrat, c'est le plus lucratif jamais signé au hockey: cinq ans, 100 000$.

Aujourd'hui, même en dollars constants (1 million$), ces sommes sont dérisoires par rapport à ce que gagnent même les tâcherons de la LNH. Mais souvenons-nous que Maurice Richard devait négocier son contrat chaque saison, sans possibilité de quitter l'équipe, qui était "propriétaire" de lui.

Béliveau a été un fin négociateur. Il a préfiguré l'époque suivante, celle de la première expansion et des premières tentatives de négociations collectives des joueurs.

Surtout, M. Béliveau incarnait une autre version du héros sportif québécois. Il ne représenterait pas la victime d'un système d'exploitation même si bien des gens se sont enrichis grâce à lui. Il saurait au contraire en tirer profit avec intelligence, planifier sa carrière, sa retraite.

Il émanait de lui une assurance et une compétence qui en faisaient le héros parfait de la génération montante. Notamment de cette classe moyenne émergente, plus instruite, plus riche que celle de ses parents.

Une génération qui prenait peu à peu possession de sa destinée. Et à qui il a donné confiance d'une nouvelle manière.