Pour ses enfants, c'était cet homme né à North Bay, tombé amoureux d'une Québécoise et de sa langue, qu'on voyait à l'aube écrire des équations à la table de la cuisine à une vitesse folle.

Pour les gens des Cantons-de-l'Est, c'est ce scientifique qui avait fondé la Space Research, il y a 40 ans. L'improbable société de recherche de pointe en aérodynamique avait des contrats de fabrication d'armes et employait plus de 300 personnes à Highwater, un bled perdu à la frontière du Vermont.

Pour le public, du moins ceux qui en ont conservé le souvenir, c'est cet homme mystérieux assassiné devant la porte de sa dernière adresse, à Bruxelles, un soir de mars 1990.

On ne peut pas vraiment réconcilier ces trois visages de Gerald Bull, après la visite de l'exposition que lui consacre jusqu'au mois d'octobre le petit musée régional de Sutton - Une exposition canon. Le but est surtout de témoigner de l'impact absolument étonnant de l'homme dans la région jusqu'au début des années 80, dit le directeur Richard Leclerc.

À quelques kilomètres de Sutton, Bull testait ses canons et certains soirs, on pouvait entendre les «boums» retentir jusqu'au milieu du village.

Gerald Bull est mort «prématurément» en 1990, nous dit pudiquement la fiche biographique du musée.

Il a été abattu de cinq balles dans la tête et dans le dos. Il avait 62 ans. PBS l'année suivante a affirmé que les tueurs étaient partis en train vers l'Allemagne. Le Telegraph de Londres, citant des sources israéliennes en 2010, dit que les trois agents spéciaux étaient dans un avion pour Tel-Aviv une heure après l'assassinat.

Chose certaine, Bull a été assassiné par des tueurs professionnels. La plupart des reportages (Normand Lester lui a consacré un livre) pointent le Mossad, les services secrets israéliens. Le Telegraph affirme en 2010 que le premier ministre israélien de l'époque, Yitzhak Shamir, a lui-même donné son accord pour l'élimination de Gerald Bull.

Bull était sous contrat de l'armée irakienne, pour qui il développait le canon le plus puissant sur Terre. Selon les sources, ce super-canon allait servir à lancer des satellites dans l'espace pour une fraction du prix habituel. Ou tout simplement permettre de lancer des bombes à une distance record, avec une précision inédite... jusqu'en Israël.

Gerald Bull est considéré comme le plus brillant balisticien de sa génération. Il est devenu en 1951, à 23 ans, le plus jeune docteur en science du Canada. Entré à l'Université de Toronto à 16 ans, il en sort avec son PhD en «aérophysique». Il obtient rapidement un poste à McGill. Il se lance rapidement dans un programme de recherche sur la haute atmosphère. Installé à la Barbade, son canon lance des sondes à des dizaines de kilomètres dans le ciel pour mesurer les vents... et vérifier s'il n'y a pas moyen d'atteindre l'espace en allongeant son canon.

Bull avait étudié la technologie allemande des deux grandes guerres pour la perfectionner. Avec un canon suffisamment long - et bien conçu -, on pouvait faire parcourir des milliers de kilomètres à une pièce, sans utiliser trop de force explosive.

Malgré ses succès, le Canada met fin à son programme de recherche en 1967. C'est alors qu'il décide de tourner ses recherches vers les applications militaires. Sa vie allait prendre un tour fatal.

La renommée de Bull était telle que l'armée américaine n'allait pas tarder à lui offrir des contrats. La chose apparaît impensable aujourd'hui, mais les installations de Bull à Highwater débordaient la frontière américaine et se trouvaient en partie au Vermont. En 1973, Bull avait atteint un tel statut que le Congrès lui conféra la nationalité américaine. Il était détenteur de secrets militaires très délicats et ses travaux étaient très prometteurs. Bull a développé un canon qui, aujourd'hui encore, est la norme en artillerie.

À la fin des années 70, l'Afrique du Sud est en guerre contre l'Angola, soutenue par l'URSS et Cuba. Les Américains soutiennent l'Afrique du Sud, mais en même temps, un embargo militaire est décrété contre l'État raciste. La CIA sert d'intermédiaire à Bull pour vendre des canons et des obus fabriqués dans les Cantons-de-l'Est et aux États-Unis. Malheureusement pour lui, l'agence frontalière américaine est informée des transactions et il est accusé d'avoir transigé sans la permission du gouvernement américain.

L'affaire vaudra à Bull quatre mois de prison... et la perte de sa nationalité américaine. C'est instantanément la fin de sa firme à Highwater, qui n'avait jamais vu et ne reverra jamais autant d'emplois si bien payés. Mansonville ne s'en est pas encore remise.

Au début des années 80, Bull, sorti de prison, est désillusionné. Tant face aux États-Unis qu'au Canada. Même s'il a sept enfants au pays, il part s'installer dans ce qui est l'épicentre du trafic d'armes à l'époque: Bruxelles. Sa réputation de balisticien génial est toujours intacte et il ne tarde pas à vendre son expertise à différents gouvernements. Au moins 200 personnes travaillent pour lui. Il aurait eu des contrats avec la Chine comme avec l'Irak... et l'Iran. Au début de la guerre du Golfe, des experts américains disaient que les meilleurs canons du monde étaient entre les mains de l'armée irakienne, grâce au génie de Bull.

Quelques jours après son assassinat, des pièces d'acier ont été saisies en Angleterre, d'autres composantes en Grèce, d'autres encore en Suisse... Tout indique qu'un super-canon en pièces détachées était en train de s'en aller vers l'Irak. C'est du moins ce que craignait probablement Israël.

Pour Robert Bull, un des fils de Gerald, l'idée même d'un super-canon militaire tient du mythe: ce n'est pas maniable, facile à attaquer. Pour lui, c'est carrément l'espace que visait son père. Et on ne saura jamais vraiment qui l'a tué ni pourquoi...

«Sa mort violente est un traumatisme, mais toutes les familles ont leurs drames, ajoute son frère, Richard Bull. Mon père a été un acteur et une victime dans une pièce de théâtre à l'échelle de la planète. C'est impossible de démêler l'information de la désinformation... Même dans la désinformation, il y a du vrai...»

Que serait-il arrivé si son programme de recherche avait été maintenu? Se serait-il mis au service de l'armée américaine... de la CIA... et ensuite de puissances étrangères?

Richard Bull conclut autrement: «Il faut peut-être plus se demander pourquoi on accepte ce climat-là, qui nourrit cette grosse machine militaire dans le monde, pourquoi on leur laisse tant de pouvoir sur nos vies.»

L'expo montre dans une petite salle des photos des installations et quelques pièces d'artillerie en parfait état.

Pour la famille, le mystère et le scandale médiatique n'ont rien changé: Gerald Bull reste ce scientifique passionné qui écrivait des formules mathématiques au lever du soleil, qui faisait travailler des centaines de personnes, qui écoutait du Brel et qui les aimait.

Pour joindre notre chroniqueur : yboisvert@lapresse.ca