Ce n'était pas censé arriver comme ça, c'était juste une entrevue familiale... Ce n'est pas censé finir en catastrophe, une entrevue familiale...

À l'Iceberg de Sotchi, Manon Goulet venait de me raconter comment elle avait pleuré toutes les larmes de son corps, deux jours plus tôt, quand son fils François était tombé - et avec lui tout le relais courte piste canadien.

«Y aurait pas fallu que ce soit lui qui tombe...»

Il n'aurait pas fallu parce que sa sélection a été contestée jusqu'à la toute fin par celui qui était son meilleur ami, Guillaume Bastille.

Bastille qui partageait l'or et les larmes de joie avec les frères Hamelin au relais, à Vancouver. Bastille qui n'a pas accepté d'être écarté au profit de François. François, frère de Charles, mais surtout fils d'Yves, directeur du programme de patinage. Yves qui n'a pas pris part à la décision, mais qui est l'âme du programme. Alors, les soupçons, les insinuations, les clans, les contestations, les appels, les avocasseries...

La décision est maintenue: ce sera François.

Et le jour J, bang! La chute. Et toute cette lie qui remonte à la surface: ah, si Bastille... etc.

«Ça doit placoter au Québec. Mais je lui ai dit: "Garde la tête haute. Tu as été choisi, tu as patiné devant toute la planète, tu peux être fier."»

Après avoir remonté le moral de son fils... «J'ai braillé toute la veillée...»

Il a fallu aussi que Charles, après l'or au 1500 m, tombe aux qualifications du 1000 m, sans raison apparente. «Il ne tombe jamais!»

Ça fait beaucoup pour une mère, je trouve.

***

Mais tout ça, hier, c'était déjà de vieilles histoires. Il y avait eu l'anniversaire de Marianne St-Gelais, la blonde de Charles, la fille qui sait mettre tout le monde de bonne humeur.

Hier serait une belle journée, pas trop stressante au fond, puisque Charles n'avait qu'à se qualifier pour les éliminatoires du 500 m, sa grande spécialité.

Manon Goulet était en famille, dans les gradins, et elle avait le temps de me parler de ses enfants, des Russes qu'elle trouve super, des Jeux «les mieux organisés»...

Il y avait là Mathieu, le troisième frère Hamelin, François, sa blonde Mylène et Michel Lussier, le conjoint de Manon.

***

«Quand ils étaient petits, j'ai essayé de les intéresser au hockey, mais ils ne voulaient rien savoir, dit la cousine du légendaire Michel Goulet, grande vedette des Nordiques. C'est pas mal plus payant!»

Charles est allé dans les scouts de Sainte-Julie. François voulait une activité pour lui. «Je lui ai dit: "Prends le bottin de la ville et trouve quelque chose."»

Il a mis le doigt sur le patinage de vitesse. On est au début des années 90. Manon n'avait jamais entendu parler de ça. Au bout de quelques mois, les trois garçons faisaient du patinage de vitesse.

Au bout de quelques années, chaque fin de semaine, l'un des parents était à l'autre bout du Québec avec un des enfants pour des compétitions. Ou des cliniques. Yves est devenu entraîneur. Et tout leur monde gravitait autour du patinage de vitesse.

«Les gens nous trouvaient fous, nos familles aussi. Ils disaient qu'on en faisait trop. On a perdu beaucoup d'amis. Nos amis, c'étaient les gens du patin. Mais on adorait ça, les enfants étaient contents, et nous aussi.»

Il y avait souvent deux soupers, selon les entraînements. C'est elle qui veillait à l'alimentation très spécifique des athlètes.

Sachez qu'une simple paire de bottines de ces patins-là coûte 2000 $, les lames, 500 $. Sans compter les voyages, les motels, les entraîneurs. Bref, ils ont investi du temps et de l'argent sans compter dans ce qui est devenu leur vie de famille.

La fédération, les commanditaires paient maintenant. Mais pour venir en Russie, ce que ses fils exigeaient, la facture était de 12 000 $. Procter&Gamble a un programme pour certaines mères d'athlète, ça lui a permis de soustraire certaines dépenses.

Il y a 10 ans, ils sont passés au niveau international. Charles s'est qualifié pour les Jeux de Turin.

«Je suis allée voir du longue piste avec lui à Turin. Je lui ai dit: "Pourquoi tu fais pas ça? C'est ben moins stressant, chaque patineur fait son affaire!"»

Elle rit.

En plus du stress «ordinaire» de toute compétition, il y a une part de cruauté dans le patin courte piste, une part de danger et d'arbitraire, la peur que quelque chose arrive.

«C'est lourd, je vous avoue. Je ne suis pas détendue. Quand j'ai connu Michel (Yves et elle sont séparés), je lui ai dit: "Pose-moi toutes les questions que tu veux sur le patin, mais quand mes fils sont sur la glace, ferme ta gueule!"»

Le message est bon pour moi aussi, je crois...

Les qualifications commencent. Je vous l'ai dit, c'est une formalité. Charles peut aspirer à la médaille d'or. On vient aussi pour le relais des filles, après.

Une vague, deux vagues, trois vagues... Les deux autres Québécois, Charle Cournoyer et Olivier Jean, se qualifient sans peine.

Septième vague. Voici enfin Charles. Silence. Il part très fort, domine clairement sa vague, la plus rapide depuis le début.

Et là, à trois quarts de tour, bang, il décroche. Il n'a touché personne. Il est parti comme ça, s'est retrouvé dans le matelas. Comme un cauchemar qui continue. Quelqu'un a crié «sacrament» et il parlait pour tout le monde.

Trois chutes de ses fils dans les mêmes Jeux. C'est un peu trop, je trouve.

J'étais là à côté de cette famille tétanisée, je venais d'entendre cette mère qui s'est donnée, donnée corp et âme, qui porte encore chaque jour les joies immenses et les déceptions amères de ses fils...

Ce n'était tellement pas censé arriver. Lui qui ne tombe jamais... Deux fois en une semaine... Et pour une qualif...

Je n'avais plus d'affaire là. J'étais de trop. Je me suis levé en m'excusant maladroitement, en disant que j'allais leur laisser vivre ça en famille.

Si je disais un mot de plus, je me mettais à brailler comme un idiot. Je me disais que ce serait mieux qu'elle puisse le faire sans qu'un foutu journaliste soit là.

J'aurais juste voulu ajouter: je suis vraiment désolé, madame.

__________________________________________________________

Un problème de glace?

Charles Hamelin est allé lancer une bouteille dans le vestiaire, crier et pleurer un coup avant de venir voir les journalistes.

Deux chutes en moins d'une semaine pour ce champion du monde, deux chutes qui suivent celle de son frère François, c'est du jamais vu.

Comme si ce n'était pas assez, sa blonde Marianne St-Gelais est tombée elle aussi au 1000 m, juste avant.

Elle avait le relais à courir tout de suite après et, à peine remise de sa chute, voit Charles tomber!

«Je me suis dit: faut pas que les filles paient pour ça!»

Elles n'ont pas payé, puisqu'elles sont reparties avec l'argent.

Mais pourquoi deux chutes pour Charles? La glace de l'Iceberg? On la met molle pour le patinage artistique, on la durcit pour la vitesse...

Charles refuse d'accuser la glace: «On patine sur toutes sortes de surfaces.»

Son père Yves, directeur du programme, n'est pas d'accord: «La glace a cédé sous le patin, c'est signe qu'elle a mal pris.»

La suite?

«Notre équipe est comme une arme chargée de trois projectiles. Les trois peuvent atteindre la cible. Olivier et Charle sont très bien placés pour le 500 m.»

Il répondait officiellement. Il faisait celui qui accepte la fatalité. Qui se réjouit de l'or au 1500 m.

Mais le père avait les yeux rouges et la voix éteinte.