Le jugement rendu hier entre dans la courte liste des décisions qui changent un pays.

On protestera sans doute que les juges usurpent le pouvoir des parlementaires. Cette fois, pourtant, la Cour suprême renvoie habilement aux élus la responsabilité de dessiner le modèle de la prostitution au Canada.

En ce sens, ce jugement est doublement historique: il invalide une loi du Parlement et le mobilise aussitôt pour la modifier.

On devine que les conservateurs sont doublement choqués: d'abord au nom de la morale. Ensuite au nom de la souveraineté du Parlement: la Cour suprême dicte un programme politiquement explosif aux 308 députés fédéraux.

Les libéraux, les néo-démocrates, le Bloc: tout le monde devra prendre position. Sur un sujet que les politiciens détestent généralement: la réglementation des moeurs.

Les tribunaux canadiens ont de temps en temps invalidé des articles de loi dans des champs sociaux très délicats. Mais quand la Cour suprême a «annulé» le crime d'avortement, elle n'a pas forcé le Parlement à légiférer pour l'encadrer - 25 ans plus tard, on s'est tenu très loin de cette question, gouvernement après gouvernement.

La prostitution est un sujet plus vaste, plus complexe aussi. Et on ne connaît pas de pays qui ait trouvé de modèle idéal. Les expériences ne manquent pas, mais la simple légalisation n'est pas une option - comme l'avait décrété la première juge. Il n'appartient pas aux juges d'aller dessiner ce modèle.

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En revanche, il appartient aux juges de dire quand une loi viole la Constitution. Ce qui est fascinant dans ce dossier tout de même controversé, où toutes les provinces faisaient front commun avec Ottawa, c'est que tous les juges, à trois niveaux, ont été d'accord sur le fond.

Tous ont trouvé que l'interdiction de «vivre des fruits de la prostitution» et de tenir une maison de débauche met en danger les prostituées et est, pour cette raison, inconstitutionnelle (les seules dissidences concernaient la sollicitation).

La première juge, puis cinq juges de la Cour d'appel de l'Ontario et, pour finir, les neuf juges de la Cour suprême, à l'unanimité.

Une Cour suprême où siègent cinq juges nommés par Stephen Harper. C'est dire que même les plus récentes nominations conservatrices n'ont pas eu d'impact idéologique très clair, en matière de moeurs, en tout cas.

J'ai déjà écrit qu'il y a une certaine naïveté à penser que la légalisation mettra fin à l'exploitation et la violence. Mais telle n'est pas la question.

Tous ces juges ont été convaincus au moins d'une chose: les lois actuelles rendent le travail de ces femmes plus dangereux. Ententes conclues à la va-vite. Entrée précipitée dans la voiture d'un inconnu, de crainte de se faire repérer par la police...

«À supposer que l'évaluation préalable [du client] ait pu empêcher une seule femme de monter à bord de la voiture [du tueur en série] Robert Pickton, la gravité des effets préjudiciables est démontrée», écrit la juge en chef Beverley McLachlin, dans ce qui sera peut-être le jugement le plus important de sa carrière.

Le droit à la vie des prostituées est compromis sans justification suffisante.

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À ce compte-là, on peut imaginer toutes sortes d'activités rendues plus dangereuses parce qu'elles sont interdites par la loi.

Pas vraiment, réplique la juge en chef. La Cour a par exemple rejeté en 2003 la légalisation de la marijuana, estimant que le Parlement a le pouvoir de contrôler les substances, même si cela veut dire des risques d'emprisonnement.

Quel est le critère, alors, pour justifier l'intervention des juges? Un article de loi va «à l'encontre de nos valeurs fondamentales lorsque les moyens mis en oeuvre par l'État pour atteindre son objectif comportent une faille fondamentale», écrit-elle. Quand les mesures «sont arbitraires ou ont une portée trop générale, ou encore, ont des effets totalement disproportionnés à l'objectif législatif».

Au-delà des concepts subtils longuement discutés, la juge McLachlin résume l'affaire ainsi: «Le droit a évolué lorsque les tribunaux ont jugé des dispositions intrinsèquement mauvaises parce qu'elles violaient nos valeurs fondamentales.»

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Gouvernement des juges? Non: contrôle judiciaire. Le gouvernement, le vrai, doit maintenant faire son travail. Chacun son boulot.

Rien n'est jamais parfait en la matière, mais personne ne peut dire que le modèle canadien de prostitution est sécuritaire, encore moins exemplaire. La Cour vient de le déclarer caduc.

Les élus sont convoqués pour une mise à jour tout aussi historique que ce jugement.