Ça m'embête un peu de faire étalage de mes préjugés, mais je trouve que Joe Borsellino n'a pas une tête de péquiste. Et pourtant, on le voyait à l'occasion dans un cocktail de financement du parti, quand Michel Lalonde l'invitait.

La semaine d'après, c'était le Parti libéral.

L'ADQ? Allez, pourquoi pas!

Non, ne sourcillez pas. On est démocrate ou on ne l'est pas. Celui-là n'a pas l'esprit mesquin des partisans. Il donne à tous les partis nécessiteux.

Étiez-vous pour ou contre les fusions, M. Borsellino? Il était contre, très contre! Pas bon pour les affaires, ça, les fusions. Mais quand le parti de Gérald Tremblay lui a demandé 10 000$ pour entreprendre la campagne référendaire contre les défusions, il a casqué.

M. Borsellino pratique la polygamie politique et fait des efforts financiers surhumains pour satisfaire toutes les organisations qui lui font la cour.

La politique, il n'y connaît pas grand-chose, dit-il; lui, c'est surtout le côté social qui l'intéresse, rencontrer des ingénieurs qu'il connaît, se faire voir par des gens importants...

- Oui, mais qu'est-ce que ça vous donne?

- Je viens de vous le dire, je vois des gens...

- Ça ne vous donne pas de contrats?

- Non, pas du tout...

- Alors qu'est-ce que ça vous donne?

Ce jeu-là, mesdames et messieurs, a duré au moins deux heures ce matin. Entre le procureur Simon Tremblay et le témoin, qui s'est bien amusé à ses dépens... Et entre le témoin et la juge Charbonneau, qui a pris le relais comme pour venir en aide à son jeune procureur qui commençait à pomper l'huile.

Ce Borsellino sait jusqu'où jouer les idiots. Un peu... Mais pas trop. L'art de coincer ce genre de témoins ne se maîtrise pas facilement.

On lui fait écouter une conversation où il est question de Tony et de bateau. Mais on parle en même temps de Tony Tomassi. Tony ou Tony?

Oui, j'ai parlé d'un bateau, mais bon... un bateau, un bateau... On dit ça comme ça, c'était peut-être un restaurant, ça fait longtemps, j'm'en souviens pas trop...

À la fin, on comprend que probablement son ami Tony (Tomassi) est allé sur le bateau de (son pas tellement ami) Tony Accurso.

Borsellino joue toujours sur la ligne fine qui sépare la réticence de l'oubli, la mauvaise foi de la confusion, et on se demande s'il est bien utile de presser si longtemps cette roche, elle ne donnera pas grand-chose à boire.

Quand un type n'appelle pas la police après s'être fait casser la gueule au point de passer sept heures à se faire reconstruire le visage, on devine qu'il ne viendra pas spontanément nous raconter la vraie vie.

La mafia? Ouais... J'ai entendu parler de ça, mais va savoir... Qui est-ce qui a bien pu me faire ça... De nos jours, vous savez... On vit dans un drôle de monde...

Malgré tout, on voit la vraie vie apparaître... Borsellino a permis à la Commission d'introduire ou de confirmer plusieurs preuves intéressantes. Lesquelles? La collusion entre entrepreneurs; la proximité entre le milieu de la construction et celui du financement politique; la présence de la violence dans les relations commerciales de ce cartel jaloux de ses privilèges; les liens incestueux avec au moins un dirigeant de la FTQ-Construction; l'importance de Michel Arsenault, président de la FTQ; les tensions entre les différentes entreprises, même si on les présume membres du cartel - il n'a pas l'air en très bons termes avec le roi Tony Accurso.

Et puis, malgré lui, Borsellino a eu beau essayer de la jouer «zen», il peut montrer des côtés plus sombres de sa personnalité. Quand le procureur Tremblay le presse de questions, il lui arrive de prendre un autre visage, dur celui-là. Il dit qu'il fait des affaires, qu'il gagne sa vie, qu'il travaille fort... Il n'avoue pas qu'il a menacé les imprudents qui ont voulu jouer dans ses chasses gardées, non.

Mais tout d'un coup, son regard change. On croit voir dans le fond de ses yeux un instinct guerrier.

C'est un peu ce qu'il nous raconte à tous, sans le dire dans ces mots-là: c'est comme ça qu'on fait des affaires, nos affaires, c'est comme ça qu'on construit vos routes, vos égouts, bande d'idiots, vous n'avez aucune idée de ce que c'est, la vraie vie dans la construction, vous, avec vos règles et vos lois, et je vous emmerde...

Puis il remet son sourire, rajuste sa cravate et quitte la salle.