Stephen Harper a maintenant nommé cinq des neuf juges de cette Cour suprême qui l'agace tellement. À la fin de son mandat, il en aura nommé sept sur neuf. Ce serait donc «sa» Cour!

Et pourtant, ce sera sans aucun résultat politique tangible...

Pour un président des États-Unis, cette situation exceptionnelle serait une occasion d'influencer profondément la politique et la société américaine.

Depuis toujours, la Cour suprême américaine est un lieu de débats politiques orageux. Depuis 40 ans, les enjeux idéologiques ont pris une importance extraordinaire dans le monde judiciaire américain (avortement, peine de mort, droits des entreprises, etc.) et chaque nomination est l'occasion d'intenses débats. La Cour se divise à peu près également entre (ultra) conservateurs et libéraux, avec un juge faisant ou défaisant les majorités dans les jugements délicats.

Au Canada? On aurait grand peine à voir le moindre projet idéologique dans les nominations conservatrices, même si bien des membres éminents du parti critiquent bruyamment l'action judiciaire.

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Encore vendredi, c'est à l'unanimité que les juges de la Cour suprême ont tranché la très controversée question de la responsabilité criminelle des personnes séropositives qui ont des relations sexuelles. Une autre décision 9-0, bien que quatre des juges soient des nominations du gouvernement conservateur.

Avant cela, une autre formation de la même cour a dit non à l'unanimité au projet de commission des valeurs mobilières fédérale. Elle a, tout aussi unanimement, empêché Ottawa de fermer un centre d'injection supervisée à Vancouver. Et lui a presque ordonné de rapatrier Omar Khadr.

Les juges changent, rien n'y fait...

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Et ce n'est pas le cinquième juge nommé par Stephen Harper qui y changera quoi que ce soit. Richard Wagner a beau être le fils de Claude Wagner (candidat à la direction du Parti conservateur contre Brian Mulroney), bien malin qui pourrait lire dans ses actions ou ses jugements une filiation idéologique.

Avocat de litige parmi les plus demandés à Montréal, c'est par les libéraux de Paul Martin qu'il a été nommé à la Cour supérieure en 2004.

C'est lui qui a présidé le premier procès Norbourg et qui a infligé une peine de 13 ans de pénitencier à Vincent Lacroix.

À cette occasion, il s'était lancé dans un vibrant plaidoyer pour l'approche canadienne modérée en matière de sentences. Une réponse évidente à la soif de justice vengeresse et plus sévère cultivée par plusieurs - comment ne pas penser au sénateur Boisvenu. Et une charge contre la tentation d'américaniser la justice sous prétexte de défendre les victimes.

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«Notre système de justice criminelle sanctionne les criminels et pas uniquement les crimes, écrivait Richard Wagner. L'imposition d'une peine basée uniquement sur le crime, sans évaluer le profil de son auteur, risque d'engendrer des situations inéquitables pour la société et le délinquant et ne permet pas à la peine de jouer le rôle qui lui est réservé. Ainsi, notre système ne permet pas d'imposer des peines d'emprisonnement de plusieurs centaines d'années pour des crimes financiers commis par des individus dont l'expectative de vie ne saurait dépasser les 80 ans. D'ailleurs, la peine maximale décrétée par le Parlement en semblable matière est fixée à 14 ans d'incarcération. [...] Une peine d'emprisonnement de plusieurs centaines d'années n'a aucun sens pratique et ne remplit pas les objectifs recherchés. Elle peut bien réjouir la galerie mais elle risque de porter atteinte à l'intégrité d'un système de justice fondé sur des valeurs morales et sociales qu'il est essentiel de préserver. Le Tribunal souhaite que notre culture juridique et judiciaire n'emprunte jamais cette voie d'exception.»

Ce n'est pas le genre de déclaration qui rend les juges populaires dans les congrès politiques conservateurs. Et pourtant, il a été nommé par la suite à la Cour d'appel, et maintenant à la Cour suprême.

D'autres candidats auraient fort bien pu être nommés pour remplacer la juge Marie Deschamps, qui a pris sa retraite du plus haut tribunal au pays cet été. Il est vrai que le juge Wagner venait à peine d'arriver (en 2011) à la Cour d'appel, et n'y avait pas encore fait sa marque. Mais personne ne peut dire que ce n'est pas un excellent candidat.

La bonne nouvelle en effet est que la nomination des juges à la Cour suprême passe désormais par un processus transparent et crédible, qui a remplacé l'espèce d'alchimie politique qui transformait naguère les gens en juges de la Cour suprême.

Le ministre de la Justice, après consultation, soumet une liste de huit candidats à un comité de la Chambre des communes. Trois conservateurs, un libéral (Stéphane Dion) et une néo-démocrate (François Boivin) sélectionnent les trois meilleurs. Et le premier ministre choisit dans cette liste. Paul Martin avait instauré un comité, mais beaucoup plus lourd et compliqué. Celui-ci a le mérite d'être plus efficace.

Même le Nouveau Parti démocratique a applaudi le caractère non partisan de la sélection.

Tout cela ne fait que renforcer la crédibilité des nominations et de l'institution judiciaire, en la mettant à l'abri d'une tentative de «paquetage» de la Cour suprême. C'est tout à l'honneur de Stephen Harper, d'autant plus qu'on sait le peu d'affection qu'il a pour la jurisprudence de la Cour...

Il ne reste plus qu'à instaurer un système aussi serré pour les nominations (généralement bonnes, mais pas toujours excellentes) aux tribunaux inférieurs...